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Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2153

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 206-208).

2153. — À M. THIERIOT.
Potsdam, novembre[1].

Quoique vous paraissiez m’avoir entièrement oublié, je ne puis croire que vous m’ayez effacé de votre cœur ; vous êtes toujours dans le mien. Vous devez être un peu consolé d’avoir été remplacé par un homme tel que d’Arnand. La manière dont il s’acquittait, à Paris, de la commission dont il était honoré, devait servir à vous faire regretter ; et la manière dont il s’est conduit ici a achevé de le faire connaître. Je ne me repens point du bien que je lui ai fait, mais j’en suis bien honteux. S’il n’avait été qu’ingrat envers moi, je ne vous en parlerais pas ; je le laisserais dans la foule de ses semblables ; mais je suis obligé de vous apprendre que, par sa mauvaise conduite, il vient de forcer le roi à le chasser. Ses égarements ont commencé par la folie, et ont fini par la scélératesse.

Il débuta, en arrivant en cour par le coche, par dire qu’il était un homme de grande condition ; qu’il avait perdu ses titres de noblesse et les portraits de ses maîtresses, avec son bonnet de nuit. On l’avait recommandé comme un homme à talent, et le roi lui donnait environ cinq mille livres de pension. Ce beau fils, tiré de la boue et de la misère, affectait de n’être pas content, et disait tout haut que le roi se faisait tort à lui-même en ne lui donnant pas cinq mille écus de pension, et en ne le faisant pas souper avec lui. Il dit qu’il soupait tous les jours, à Paris, avec M. le duc de Chartres et M. le prince de Conti. Il crut qu’il était du bon air de parler avec mépris de la nation et des finances.

À cet excès d’impertinence et de démence succédèrent les plus grandes bassesses. Il escroqua de l’argent à M. Darget et à bien d’autres ; il se répandit en calomnies ; et enfin, devenu l’exécration et le mépris de tout le monde, il a forcé Sa Majesté à le renvoyer. Il a eu encore la vanité de demander son congé, après l’avoir reçu, pour faire croire, à Paris, qu’un homme de sa naissance et de son mérite n’avait pu s’accoutumer de la simplicité des mœurs qui régnent dans cette cour.

Vous savez peut-être que, quand il a vu l’orage prêt à fondre sur lui, le perfide a prétendu se ménager une ressource en France en écrivant à cet autre scélérat de Fréron, et en prétendant qu’on avait inséré des traits contre la France dans une Préface qu’il avait faite, il y a environ dix-huit mois, pour une édition de mes ouvrages. Vous noterez qu’ayant fait cette Préface pour obtenir de moi quelque argent il me l’a laissée écrite et signée de sa main ; qu’il n’y avait pas un mot dont on pût seulement tirer la moindre induction maligne ; mais qu’elle était si mal écrite qu’il y a huit mois je défendis qu’on en fît usage. Malgré tout cela, ce beau fils s’est donné le plaisir d’essayer jusqu’où l’on pouvait pousser l’ingratitude, la folie et la noirceur. Les pervers sont d’étranges gens ; ils se liguent à trois cents lieues l’un de l’autre ; mais il arrivera tôt ou tard à Fréron ce qui vient d’arriver au nommé Baculard : il sera chassé, si mieux n’est ; et peut-être, tout Prussien que je suis, je trouverai au moins le secret de faire taire ce dogue.

Voilà, mon cher ami, ce que sont ces hommes qui prétendent à la littérature ; voilà de nos monstres Ô ! inhumaniores litteræ ! Je gémis sur les belles-lettres, si elles sont ainsi infectées ; et je gémis sur ma patrie, si elle souffre les serpents que les cendres des Desfontaines ont produits. Mais, après tout, en plaignant les méchants et ceux qui les tolèrent ; en plaignant jusqu’à d’Arnaud même, tombé par l’opprobre dans la misère, je ne laisse pas de jouir d’un repos assez doux, de la faveur et de la société d’un des plus grands rois qui aient jamais été, d’un philosophe sur le trône, d’un héros qui méprise jusqu’à l’héroïsme, et qui vit dans Potsdam comme Platon vivait avec ses amis. Les dignités, les honneurs, les bienfaits, dont il me comble, sont de trop. Sa conversation est le plus grand de ses bienfaits. Jamais on ne vit tant de grandeur et si peu de morgue ; jamais la raison la plus pure et la plus ferme ne fut ornée de tant de grâces. L’étude constante des belles-lettres, que tant de misérables déshonorent, fait son occupation et sa gloire. Quand il a gouverné, le matin, et gouverné seul, il est philosophe le reste du jour, et ses soupers sont ce qu’on croit que sont les soupers de Paris : ils sont toujours délicieux ; mais on y parle toujours raison ; on y pense hardiment ; on y est libre. Il a prodigieusement d’esprit, et il en donne. Ma foi, d’Arnaud avait raison de vouloir souper avec lui ; mais il fallait en être un peu plus digne.

Adieu ; quand vous souperez avec M. de La Popelinière, songez aux soupers de Frédéric le Grand ; félicitez-moi de vivre de son temps, et pardonnez à l’envie si mon bonheur extrême et inouï lui fait grincer les dents.

  1. Cette lettre, publiée dans les éditions de Kehl, y était tronquée. Elle a été imprimée en entier dans les Mémoires de Wagnière, II, 516. On a dit que Fréron, en ayant eu connaissance, fit un article qui occasionna la suppression de ses feuilles. L’année 1750 des Lettres sur quelques écrits de ce temps ne présente point de lacune. Mais il y eut une interruption en 1752 ; voyez la lettre à Formey de juin 1752, n° 2387.