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Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2175

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 229-231).

2175. — À M. DARGET.
À Berlin, 18 janvier 1751.

Mon aimable ami, on me mande toujours de Paris que je ne dois compter que sur vous ; on a bien raison. Ce n’est pas des âmes cachées ou dures qu’il faut attendre de la consolation dans ce monde. C’est d’un cœur tendre, ouvert et vrai comme le vôtre. Je me garderai bien de détailler mon affaire à des gens qui raisonnent sèchement sur le bonheur, mais à vous, qui faites celui de la société, je vous dirai que j’ai reçu une lettre de Leipsick ; elle est du sieur Homan, fameux négociant, qui même est dans la magistrature. Le juif ajoutait à toutes ses fraudes celle de redemander cinq cents écus pour les frais, au nom de ce Homan, outre près de deux cents que cet échappé d’Amalec m’avait extorqués pour ses prétendus frais de lettres de change. Homan m’a mandé qu’il n’y a eu aucuns frais, qu’il n’a jamais rien redemandé, ni au juif, ni à personne, pour cette affaire. J’ai sur-le-champ remis le témoignage d’Homan entre les mains des juges.

Ce même Homan a eu la probité de renvoyer des lettres de Hirschell, par lesquelles il est évident que j’aurais perdu les dix mille écus de lettres de change si je ne m’étais adressé à la justice. J’apprends en même temps de Dresde que ce juif y a acheté beaucoup de billets de la Steuer. Apparemment que ceux qui les ont n’ont pas été fâchés de mettre sur mon compte l’avantage qu’ils ont eu. Il y a sur cela bien des mystères d’iniquité depuis deux mois. On dit d’abord au roi que j’avais envoyé Hirschell à Dresde, dans le temps même que je lui faisais défense de rien acheter pour moi, et que je protestais, à Paris, les lettres de change que les séductions de ce misérable avaient arrachées à ma facilité.

On a depuis dicté tout au long des lettres à Hirschell contre moi, que ce juif a osé adresser à Sa Majesté. On l’a assuré d’une protection continuelle. Le frère d’Hirschell est venu même menacer un des juges de cette protection, et c’est un fait dont je crois que MM. Heikel et Fredersdorff[1] sont instruits. Ce n’est là, mon cher ami, qu’une petite partie des persécutions adroites et suivies que vous m’avez prédites, et que j’éprouve depuis quatre mois sans avoir proféré une seule plainte, et sans avoir jamais dit un seul mot qui ait pu offenser personne. Je ne m’étais transplanté que pour un grand homme qui daignait faire le bonheur de ma vie ; ses bontés ont excité tout d’un coup l’envie. Vous savez comme on s’est élevé contre l’amitié qui vous unit avec moi, et qui resserrait encore les liens qui m’attachent à ce grand homme : après avoir renoncé à Paris pour lui, on m’a voulu apparemment envoyer mourir à Menton.

Cependant de nouveaux désastres me sont survenus, et la maladie qui me séquestre de la société m’a achevé. Je vous prie, mon cher ami, de demander pour moi une grâce au roi : c’est de permettre que je m’établisse dans le Marquisat[2] jusqu’à la fin de mars ; j’y prendrai le petit-lait que La Mettrie et Codénius m’ont conseillé, avec des antiscorbutiques. J’ai déjà achevé ici toute l’Histoire de Louis XIV pour ce qui regarde les affaires générales. J’ai assez de matériaux pour faire au Marquisat la partie de la religion. J’achèverai d’ailleurs d’y corriger le reste de mes ouvrages dont on va commencer une nouvelle édition à Dresde. Ainsi j’aurai la plus grande consolation dans les malheurs, c’est le travail. J’aurai aussi celle de vous voir, et je me flatte que vous m’apporterez quelquefois de nouvelles productions de ce génie unique pour qui j’ai quitté tout ce que j’avais de cher au monde. Je sais que ceux qui ont voulu me perdre auprès de lui m’ont accusé de ne pas faire assez de dépense. J’ai eu ici le plaisir de rassembler pour deux mille écus de quittances, sans compter pour environ quatre mille écus de diamants et d’autres effets achetés à Berlin, quatre cents écus par mois que me coûte mon ménage à Paris, et environ dix-huit mille livres de revenu que vous savez que j’ai abandonnées, sans compter enfin le voyage d’Italie que le roi m’a permis quand je me suis donné à lui, et par lequel je vais commencer au printemps. Mon cher ami, s’il m’était permis, dis-je, de remettre à ses pieds la pension dont il m’honore, je prouverais bien à ceux qui en ont été jaloux que je ne m’attache point à lui par intérêt, et je n’en passerais pas moins assurément le peu de jours qui me restent auprès de sa personne. Je ne connais ici que lui seul et le travail. Voilà mes dieux, et tous êtes mon saint. Je souhaite que ceux qu’il a comblés de bontés lui soient aussi attachés que nous deux. Mon cher Darget, portez mes sentiments dans son grand cœur, et ne parlez de moi qu’à lui. Vous voyez comme je m’abandonne à vous. Faites, je vous en prie, mes très-sincères compliments à M. Fredersdorff.

  1. Ancien soldat devenu valet de chambre et favori de Frédéric II.
  2. Maison de plaisance du roi de Prusse, aux portes de Potsdam.