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Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2259

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 299-300).
2259. — DE M. LE COMTE D’ARGENTAL[1].
À Paris, ce 6 août,

Je n’ai rien à ajouter, mon cher ami, à ce que M. de Richelieu et Mme Denis vous mandent. Ils ont épuisé la matière, je ne pourrais que répéter ce qu’ils ont dit, et je l’affaiblirais, puisque je ne l’exposerais pas avec autant d’agrément et d’éloquence. Mais je ne saurais me refuser à la satisfaction de vous entretenir en liberté, pour la première fois.

Vous savez combien votre départ m’a affligé ; votre résolution de quitter ce pays-ci m’a désespéré ; j’ai été touché et piqué au dernier point, mais le dépit n’a pas duré, la douleur seule est restée. Je n’ai pas douté de vos remords ; ils sont venus. Vous avez senti dans toute son étendue le regret d’avoir quitté la patrie la plus aimable, la société la plus douce, et les amis les plus tendres. Le roi pour qui vous avez tout abandonné ne pouvait pas vous dédommager de tant de sacrifices. Personne ne rend plus de justice que moi à ses grandes et excellentes qualités ; mais on ne dépouille point la peau du lion ; il faut payer le tribut à l’humanité, et encore plus à la royauté. L’amour rapproche tout, l’amitié veut un peu d’égalité ; il ne faut vivre qu’avec ceux à qui l’on peut dire ce qu’on pense, et qu’on ose contredire quelquefois.

Je ne vous parle point de ce que vous avez éprouvé au sujet de d’Arnaud, du procès[2], etc… Je me reprocherais de vous rappeler des souvenirs douloureux, qui regardent des objets que vous n’avez que trop sentis, et qui vous sont encore présents. Le roi, malgré ses torts, est encore la seule consolation que vous puissiez trouver dans le pays où vous êtes. Vous êtes entouré d’ennemis, d’envieux, de tracassiers. On se dispute, on s’arrache une faveur, une confiance que personne ne possède véritablement. Le roi est une coquette qui, pour conserver plusieurs amants, n’en rend aucun heureux. Cette cour orageuse est cependant le seul endroit où vous puissiez vivre ; hors de là il n’y a aucun être qui mérite que vous lui parliez. Vous dépendez des caprices d’un seul homme, et cet homme est un roi. Enfin vous avez fui des ennemis que du moins vous ne voyiez pas, pour en trouver d’autres avec lesquels vous vivez sans cesse. Vous avez cherché la liberté, et vous vous êtes soumis à la contrainte la plus grande. Vous avez cru vous mettre à couvert de l’envie, et vous n’avez fait que vous approcher des envieux, et vous exposer à tous leurs traits.

Il faut cependant avouer que votre absence au milieu de tant de maux a produit un bien : on sent la perte qu’on a faite. On vous regrette sincèrement ; on désire vivement votre retour ; mais il faut saisir ce moment, et ne pas risquer de perdre des dispositions favorables, en différant d’en profiter. Vous êtes trop supérieur pour vouloir, par mauvaise honte, persister dans un mauvais parti ; vous savez si bien corriger vos ouvrages ; il est beaucoup plus essentiel de corriger votre conduite. Vous avez fait une grande faute ; vous ne sauriez assez tôt la réparer.

Ce qu’on a obtenu[3], à l’égard de Mahomet, doit vous prouver qu’il n’y a plus d’acharnement ni d’animosité contre vous, et que vous avez dans M. de Richelieu un ami qui vous sert de la manière la plus vive, la plus essentielle, et dont, jusqu’à présent, vous n’avez pas fait assez d’usage. Le succès de Mahomet, qui n’est pas douteux, augmentera encore le désir de vous revoir, et préparera votre réception. Rome sauvée sera sûrement votre meilleur ouvrage. Il est impossible de la donner sans vous ; il y a une perfection à mettre à la pièce que vous n’apercevrez que quand vous verrez les choses de plus près ; et les acteurs ne sauraient la bien jouer sans vos avis. Vous rendrez les bons excellents, et les médiocres supportables. Il est sûr que, réflexion faite, nous ne nous chargerons jamais, vous absent[4], de donner un ouvrage dont le succès sans vous peut être incertain, qui est assuré lorsque vous y serez ; et que vous achèverez de rendre la pièce digne de vous, et les acteurs dignes de la pièce.

Votre gloire, votre bonheur, sont intéressés à votre retour. Occupé tout entier de votre intérêt, je ne vous parle pas du mien. Si vous daignez y faire attention, vous penserez qu’il ne tient qu’à vous de m’accabler de douleur, ou de me combler de joie. Mme d’Argental partage mes sentiments, et il n’y en a point qui vous soient plus connus que ceux qui m’attachent à vous.

Le coadjuteur[5], Choiseul[6], etc., vous attendent avec la plus vive et la plus tendre impatience. Vous serez reçu à bras ouverts ; et, si vous êtes touché de l’amitié (comme je n’en saurais douter), vous éprouverez le plus sensible plaisir qu’elle puisse procurer.

  1. La lettre n° 2271 est sans doute la réponse à cette lettre de d’Argental, que M. Clogenson a publiée sur l’autographe.
  2. Avec le juif Hirschell.
  3. La permission de jouer Mahomet ; voyez tome IV, page 99, la note 1.
  4. Il fallut cependant s’y résigner pour toutes les pièces qui furent jouées pendant la longue absence de Voltaire, depuis 1750 jusqu’en 1778.
  5. L’abbé de Chauvelin.
  6. Depuis duc de Praslin.