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Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2275

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 314-319).

2275. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Berlin, 31 août.

Mon héros, un domestique de ma nièce m’apporta hier deux lettres de vous, qui m’ont fait tant de plaisir, qui m’ont pénétré de tant de reconnaissance, que moi, qui suis prime-sautier, comme dit Montaigne[1], je partirais sur-le-champ pour venir vous remercier si je pouvais partir. Vous avez les mêmes bontés pour mes musulmans que pour vos calvinistes des Cévennes. Dieu vous bénira d’avoir protégé la liberté de conscience. Faire jouer le prophète Mahomet à Paris, et laisser prier Dieu en français, dans vos montagnes du Languedoc, sont deux choses qui m’édifient merveilleusement ; mais vous croyez bien que je suis plus sensible à la première. Je vous dois des cantiques d’actions de grâces. Je vous ai cent fois plus d’obligation qu’au pape, car enfin il n’a point fait jouer Mahomet publiquement à Rome ; mais la pièce traduite a été représentée dans des assemblées particulières. Elle a été jouée publiquement à Bologne, qui est, comme vous savez, terre papale. Vous voyez que vous pouvez, en sûreté de conscience, donner mon Prophète à Paris. Je vous remercie encore de n’avoir point hasardé le Catilina : car, quoique celui de Crébillon ait réussi, on exige peut-être plus de moi que de mon confrère Crébillon, parce que je ne suis pas si vieux.

Si vous permettez que je raisonne ici littérature avec vous, j’aurai l’honneur de vous dire que ma pièce aurait été bien reçue, courue, mise aux nues du temps de la Fronde. Heureusement les conspirations sont passées de mode ; heureusement pour l’État s’entend, et très-malheureusement pour le théâtre. Il n’y a guère que des jeunes gens et de belles dames bien mises, très-françaises, et peu romaines, qui aillent à nos spectacles ; il faut leur parler de ce qu’elles font, et sans amour point de salut. Je ne peux pas réformer ma nation ; mais il faut dire pourtant à son honneur qu’il y a des ouvrages qui ont réussi sans être fondés sur une intrigue amoureuse. Je ne dis pas que ma Rome sauvée fût jouée aussi souvent que Zaïre, mais je crois que, si elle était bien représentée, les Français pourraient se piquer d’aimer Cicéron et César ; et je vous avoue que j’ai la faiblesse de penser qu’il y a dans cet ouvrage je ne sais quoi qui ressent l’ancienne Rome. Je l’ai travaillé de mon mieux. Je n’entrerai ici dans aucune discussion, quoique j’en aie bien envie. J’ai envoyé ma Rome par milord Maréchal, ancien conjuré d’Écosse, tout propre à se charger de ma conspiration de Catilina ; vous en jugerez : ainsi je laisse là tous les raisonnements que je voulais faire, et je m’en rapporte à vos lumières et à vos bontés.

J’aimerais bien mieux vous amuser, en vous envoyant quelques petits morceaux du Siècle de Louis XIV. C’est ce Siècle qui me prive à présent du bonheur de vous faire ma cour. J’ai commencé l’édition ; je ne peux l’abandonner. Je travaille comme un bénédictin. Une édition du Siècle, une autre de mes anciennes sottises, qu’on réimprime[2] et que je dirige, des Rome sauvée à la traverse, voyez si je peux quitter, et si j’ai un instant dont je puisse disposer. Vous me direz que je suis un franc pédant, et vous aurez raison ; mais il ne faut jamais abandonner ce qu’on a commencé, et peut-être ne serez-vous pas fâché de voir mon Siècle.

Dites-moi, je vous en prie, monseigneur, si je me trompe. J’ai pensé qu’il était fort difficile de faire imprimer dans son pays l’histoire de son pays. M. d’Aguesseau tyrannisait la littérature quand je quittai Paris ; et vous sentez bien qu’il n’y avait pas un petit censeur de livres qui ne se fût fait un mérite et un devoir de mutiler mon ouvrage ou de le supprimer. Vous ne savez pas la centième partie des tribulations que j’ai éprouvées de la part de mes chers confrères les gens de lettres, et de ceux qui se mettent à persécuter quand on n’implore pas leur protection.

Je vous avouerai encore ingénument que j’avais le malheur de déplaire beaucoup à ce théatin Boyer, très-vénérable d’ailleurs, mais qui a très-peu chrétiennement donné d’assez méchantes idées de mon style à monsieur le dauphin et à madame la dauphine. Je vous écrirais sur tout cela des volumes, si je voulais, ou plutôt si vous vouliez ; mais venons à mon Siècle. Je me suis constitué, de mon autorité privée, juge des rois, des généraux, des parlements, de l’Église, des sectes qui la partagent : voilà ma charge. Tout barbouilleur de papier, qui se fait historien, en use ainsi. Ajoutez à ce fardeau celui d’être obligé de rapporter des anecdotes très-délicates qu’on ne peut supprimer.

Comment imprimer à Paris tout ce qui regarde Mme de Montespan et Mme de Maintenon, et son mariage ? Il faut pourtant ou renoncer à l’histoire, ou ne rien supprimer des faits[3]. Il faut faire sentir ce que les suites très-mal ménagées de la révocation de l’édit de Nantes ont coûté à la France ; il faut avouer la mauvaise conduite du ministère dans la guerre de 1701. J’ai dû et j’ai osé remplir tous ces devoirs, peut-être dangereux ; mais, en disant ainsi la vérité, j’ose me flatter jusqu’à présent (car je peux me tromper) que j’ai élevé à la gloire de Louis XIV un monument plus durable que toutes les flatteries dont il a été accablé pendant sa vie. On a fait beaucoup d’histoires de lui ; peut-être ne le trouvera-t-on véritablement grand que dans la mienne.

Vous dirai-je encore que j’ai poussé l’Histoire du Siècle jusqu’au temps présent, dans un Tableau[4] raccourci de l’Europe, depuis la paix d’Utrecht jusqu’en 1750 ? Vous dirai-je que j’ai peint le cardinal de Fleury comme je crois, en ma conscience, qu’il doit l’être ? Vous sentez que tout cela est à vue d’oiseau, presque point de détails ; j’ai voulu seulement montrer comme on a ou suivi ou changé les vues de Louis XIV, perfectionné ce qu’il avait établi, ou réparé les malheurs qu’il avait essuyés sur la fin de sa vie ; et, comme j’ai commencé son siècle par un portrait de l’Europe, je le finis de même.

Aucun contemporain vivant n’est nommé, excepté vous et M. le maréchal de Belle-Isle, mais sans aucune affectation. Encore une fois, je peux me tromper ; mais je me flatte que, si le roi avait le temps de lire cet ouvrage, il n’en serait pas mécontent. Je crois surtout que Mme de Pompadour pourrait ne pas désapprouver la manière dont je parle de Mlle de La Vallière, de Montespan, et de Maintenon, dont tant d’historiens ont parlé avec une grossièreté révoltante et avec des préjugés outrageants.

Enfin, malgré tous mes soins et malgré celui de plaire, la nature de l’ouvrage est telle que, malgré mon zèle pour ma patrie, j’ai cru devoir imprimer cette histoire en pays étranger. Un historiographe de France ne vaudra jamais rien en France.

J’ajouterai encore que peut-être les éloges que je donne à ma patrie acquerront plus de poids lorsque je serai loin d’elle, et que ce qui passerait pour adulation, s’il était d’abord imprimé à Paris, passera seulement pour vérité quand il sera dit ailleurs.

S’il arrivait, après tous les ménagements et toutes les précautions possibles, que je parusse trop libre en France, jugez alors si ma retraite en Prusse n’aura pas été très-heureuse ; mais je me flatte de ne point déplaire, surtout après avoir sondé les esprits et préparé l’opinion publique par le commencement de cet Essai sur Louis XIV, et par les anecdotes[5] où je dis des choses très-fortes, et où je n’ai nullement ménagé la conduite inexcusable du parlement dans la régence d’Anne d’Autriche.

Je vais actuellement répondre à la question que vous me faites, pourquoi je suis en Prusse ; et je répondrai avec la même vérité que j’écris l’histoire, dussent tous les commis de toutes les postes ouvrir ma lettre.

J’étais parti pour aller faire ma cour au roi de Prusse, comptant ensuite voir l’Italie, et revenir après avoir fait imprimer le Siècle de Louis XIV en Hollande. J’arrive à Potsdam ; les grands yeux bleus du roi, et son doux sourire, et sa voix de sirène, ses cinq batailles, son goût extrême pour la retraite et pour l’occupation, et pour les vers, et pour la prose, enfin des bontés à tourner la tête, une conversation délicieuse, de la liberté, l’oubli de la royauté dans le commerce, mille attentions qui seraient séduisantes dans un particulier, tout cela me renverse la cervelle. Je me donne à lui par passion, par aveuglement, et sans raisonner. Je m’imagine que je suis dans une province de France. Il me demande au roi son frère, et je crois que le roi son frère le trouvera fort bon. Je vous le jure, comme si j’allais mourir, il ne m’est pas entré dans la tête que ni le roi ni Mme de Pompadour prissent seulement garde à moi, et qu’ils pussent être piqués le moins du monde. Je me disais : Qu’importe à un roi de France un atome comme moi de plus ou de moins ? J’étais en France, harcelé, ballotté, persécuté depuis trente ans par des gens de lettres et par des bigots. Je me trouve ici tranquille ; je mène une vie entièrement convenable à ma mauvaise santé ; j’ai tout mon temps à moi, nul devoir à rendre ; le roi me laisse dîner toujours dans ma chambre, et souvent y souper. Voilà comme je vis depuis un an ; et je vous avoue que, sans l’envie extrême de venir vous faire ma cour, qui me trouble sans cesse, et sans une nièce que j’aime de tout mon cœur, je serais trop heureux.

Il serait impertinent à moi de vous parler si longtemps de moi-même, si vous ne me l’aviez ordonné : ainsi, encore un petit mot, je vous en prie. Vous me demandez pourquoi j’ai pris la clef de chambellan, la croix, et vingt mille francs de pension ? Parce que je croyais alors que ma nièce viendrait s’établir avec moi ; elle y était toute préparée ; mais la vie de Potsdam, qui est délicieuse pour moi, serait affreuse pour une femme ; ainsi me voilà malheureux dans mon bonheur, chose fort ordinaire à nous autres hommes. Mais ce qui augmente à la fois mon bonheur, ma sensibilité, et mes regrets, ce qui me ravit et ce qui me déchire, c’est cette bonté avec laquelle vous daignez entrer dans mes erreurs et dans mes misères. Comment avez-vous eu le temps d’avoir tant de bonté ? Quoi ! vous avez du temps ! Ah ! si vous étiez un peu sédentaire, comme mon roi de Prusse !… mais… Vous auriez mis le comble à vos grâces, si vous m’aviez dit un petit mot de Mlle de Richelieu et de M. le duc de Fronsac. Vous me dites que vous devenez vieux : vous ne le serez jamais ; la nature vous a donné ce feu avec lequel on ne sent jamais la langueur de l’âge. Vous serez plus philosophe, mais vous ne serez jamais vieux ; c’est moi, indigne, qui le suis devenu terriblement, et j’ai bien peur d’être dans peu hors d’état de profiter des charmes des rois, et des maréchaux de Richelieu. Il faut au moins avoir des jambes pour marcher, et des dents pour parler. Le roi de Prusse m’assure qu’il me trouvera fort bien sans dents ; mais voyez la belle conversation quand on ne peut plus articuler ? On meurt ainsi en détail, après avoir vu mourir presque tous ses amis, et ce songe pénible de la vie est bientôt fini.

Je doute fort que vous puissiez avoir le volume[6] qui a été envoyé au roi ; il me semble qu’il n’y en a plus. On en avait tiré un fort petit nombre d’exemplaires, qui ont été, je crois, tous distribués. Le président Hénault, qui semblait y avoir quelque droit, comme cité dans la préface, s’y est pris trop tard pour en avoir un exemplaire. Au reste, le roi de Prusse est à présent en Silésie, et ne revient que dans quinze jours.

Je vous ferai tenir, par la première occasion, les incohérentes hardiesses de ce La Mettrie. Cet homme est le contraire de don Quichotte, il est sage dans l’exercice de sa profession, et un peu fou dans tout le reste. Dieu l’a fait ainsi. Nous sommes comme la nature nous a pétris, automates pensants, faits pour aller un certain temps, et puis c’est tout. Je n’ai point vu encore mon cher Isaac d’Argens ; il est à la campagne auprès de Potsdam, et moi à Berlin avec mon Siècle. Dès que j’aurai fini, et fait parvenir cette besogne à Paris pour y être examinée, je viendrai assurément me mettre à vos pieds, moi et Rome. Soyez sûr que personne au monde ne sent plus vivement et tout ce que vous valez et toutes vos bontés. Je voudrais vivre pour avoir l’honneur de vivre auprès de vous. Vous êtes aussi respectable dans l’amitié que vous avez été charmant dans l’amour ; vous êtes l’homme de tous les temps, plein d’agréments, comblé de gloire. Je n’aime pas excessivement votre oncle le cardinal, mais j’ai pour vous tous les sentiments que je lui refuse. En vérité, vous devez sentir que si je ne suis pas parti à la réception de vos lettres, c’est que la chose est impossible. Laissez-moi finir mes travaux, mes éditions, sans quoi vous seriez aussi injuste qu’aimable. Recevez mes tendres respects et mon éternel dévouement.

  1. « Primsaultier », livre II, chap. x.
  2. Voyez le troisième alinéa de la lettre 2271.
  3. Voyez une phrase de Cicéron, tome XIX, page 362.
  4. Le chapitre qui portait ce titre dans les éditions, antérieures à 1768, du Siècle de Louis XIV, et qui était le xxiiie, a été refondu : une partie forme le chapitre xxiv du Siècle du Louis XIV ; le reste est disséminé dans les chapitres i, ii, et iii du Précis du Siècle de Louis XV.
  5. Voltaire avait publié, en 1739, un Essai sur le Siècle de Louis XIV, et, en 1748, des Anecdotes sur Louis XIV.
  6. Il doit s’agir du poëme du Palladion.