Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2279

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 323-325).

2279. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Potsdam, le .. septembre.

Mon cher ange, parlons d’abord de Catilina et de Nonnius : car, si je me mettais d’abord sur vos bontés, sur les regrets que vous, et ma nièce, et mes amis, m’inspirent continuellement, je ne finirais jamais ; il n’y aurait plus de place pour Rome sauvée.

Sans doute il y a beaucoup d’obscurité dans la manière dont on expédiait ce pauvre Nonnius ; mais il est aisé d’éclaircir tout cela en deux mots.

Je commence par faire dire à Aurélie, au troisième acte :


Et je te donne au moins, quoi qu’on puisse entreprendre,
Le temps de quitter Rome et d’oser t’y défendre ;
Je vole et je reviens.

(Scène III.)

Cette promesse de revenir fait déjà voir qu’elle ne sera pas longtemps avec son père, et donne à Catilina le loisir d’exécuter son projet, dès qu’Aurélie aura quitté Nonnius. Il faut qu’on sente aussi qu’il ne compte point du tout sur le pouvoir de sa femme auprès de Nonnius. Ainsi il dit à part :


Ciel ! quel nouveau danger !
Écoutez… le sort change, il me force à changer…
Je me rends, je vous cède, il faut vous satisfaire…
Mais songez qu’un époux est pour vous plus qu’un père, etc.

(Scène iii.)

Ensuite, quand il a laissé sortir Aurélie, voici l’ordre précis qu’il donne à Martian et à Septime :


Vous, fidèle affranchi, brave et prudent Septime,
Et toi, cher Martian, qu’un même zèle anime,
Observez Aurélie, observez Nonnius ;
Allez, et, dans l’instant qu’ils ne se verront plus,
Abordez-le en secret, parlez-lui de sa fille,
Peignez-lui son danger, celui de sa famille.
Attirez-le en parlant vers ce détour obscur, etc.

(Scène IV.)

Il me semble qu’à présent tout est éclairci. Vous savez qu’il a dit, quelques vers auparavant, que l’entretien de Nonnius et d’Aurélie lui donnerait le temps nécessaire à son dessein : c’est donc cet entretien qui facilite évidemment la mort de Nonnius ; Aurélie a donc très-grande raison de dire que c’est en demandant grâce à son père qu’elle l’a conduit à la mort ; et alors ces deux vers :


Et pour mieux l’égorger, le prenant dans mes bras,
J’ai présenté sa tête à ta main sanguinaire ;

(Acte IV, scène vi.)


ces deux vers, dis-je, n’ont plus de sens équivoque, et en ont un très-touchant.

À l’égard du vers :


Vous nous perdez tous trois ; je vous en averti,


qui rime à démenti, il rime très-bien ; il est permis d’ôter l’s aux verbes en ir. Racine a usé de cette permission en pareil cas :


Vizir, · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · je vous en averti,
Et, sans compter sur moi, prenez votre parti.

(Bajazet, acte II, scène iii.)


Il faut, dans une tragédie, certains vers qui semblent prosaïques, pour relever les autres, et pour conserver la nature du dialogue. Cependant j’aimerais infiniment mieux les vers suivants :


Ne vous aveuglez point, vous nous perdez tous trois.
Je sais qu’en vos conseils on compte peu ma voix.
Qu’on y ménage à peine une épouse timide ;
Je sais, Catilina, que ton âme intrépide
Sacrifiera sans trouble et ta femme et ton fils
À l’espoir incertain d’accabler ton pays, etc.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Tu n’es plus qu’un tyran, tu ne vois plus en moi
Qu’une épouse tremblante, indigne de ta foi, etc.[1].


Je vous supplie donc de communiquer à ma chère nièce toutes ces petites corrections, qu’elle aura la bonté de faire copier sur la pièce. Votre critique du vers, ont écrit dans le sang, est très-juste. Voici comme je corrige en cet endroit :


Achevez son naufrage ; allez, braves amis,
Les destins du sénat en vos mains sont remis ;

Songez que ces destins font celui de la terre.
Ce n’est point conspirer, c’est déclarer la guerre ;
C’est reprendre vos droits, et c’est vous ressaisir
De l’univers dompté qu’on osait vous ravir,
L’univers votre bien, le prix de votre épée ;
Au sein de vos tyrans je vais la voir trempée.
Jurez tous de périr ou de vaincre avec moi.

UN CONJURÉ.

Nous attestons Sylla, nous en jurons par toi.

UN CONJURÉ.

Périsse le sénat !

UN AUTRE.

Périsse l’infidèle !

(Acte II, scène vi.)


Et à l’égard du vers :


L’ambition l’emporte, evanouissez-vous ;


ce mot évanouissez-vous appartient à tout le monde. Dieu me garde de voler vains fantômes d’État[2] ! Je ne sais pas ce que c’est qu’un fantôme d’État. Plus je lis ce Corneille, plus je le trouve le père du galimatias, aussi bien que le père du théâtre.

Mon cher ange, voilà à peu près tout ce que vous avez demandé ; mais, comme j’aime à vous obéir en tout, j’ajouterai encore un vers. Vous n’aimez pas :


Voilà tout ton service, et voilà tous tes titres.


Aimez-vous mieux :


Ce sont là tes exploits, ton service et tes titres ?

(Acte IV, scène iv.)

Il ne s’agit plus que de copier ces rapetassages. Vous m’avouerez que vous devez vous intéresser un peu à un ouvrage qui est devenu le vôtre par les bons conseils que vous m’avez donnés. Vous sentez par combien de raisons il est essentiel que la pièce soit donnée au public, après avoir été promise. Il ne s’agit pas ici seulement d’une vaine réputation, toujours combattue par l’envie ; le succès de l’ouvrage est devenu un point capital pour moi, et un préalable nécessaire sans lequel je ne pourrais faire à Paris le voyage que je projette. Ô Athéniens !

  1. Voyez les variantes de Rome sauvée, tome V, page 269.
  2. Rodogune, acte II, scène i.