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Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2422

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 477-478).

2422. — À M. DARGET.
À Potsdam, dont je ne sors plus, 2 septembre 1752.

Mon cher duc de Foix, une tragédie que vous aviez si bien jouée ne pouvait guère tomber. Vous lui avez porté bonheur. C’était aussi une pièce favorite du roi : voilà de bonnes raisons pour être à l’abri des sifflets. Je voudrais que, de votre côté, vous fussiez sauvé des sondes et des bougies. Mais franchement, il y a de la folie, il y a au moins peu de physique, à prendre des carnosités pour le scorbut. Les sondes et les bougies font enrager ; il est triste de donner cent louis pour faire suppurer sa vessie. Mais, mon cher malade, ces bougies ont un caustique ; ce caustique brûle le petit calus formé au col de la vessie ; ce calus devient ulcère, il suppure ; le temps et le régime ferment la plaie : voilà votre cas. N’allez pas vous fourrer des chimères dans la tête. Vous vous y en êtes mis de plus d’une sorte, et je vous jure que vous vous êtes trompé sur bien des choses comme sur votre vessie. Guérissez, et soyez heureux. On peut l’être à Potsdam, on peut l’être à Paris. Le grand point est de fixer son imagination, et de n’être pas toujours comme un vaisseau sans voile, tournant au gré du vent. Il faut prendre une résolution ferme, et la tenir.


… Si te pulvis strepitusque rotarum,
Si lædit caupona, Ferentinum ire jubebo[1].

Mais il ne faut pas que nous puissions nous appliquer cet autre vers d’Horace :


Æstuat et vitæ disconvenit ordine toto[2].


Si j’étais à Paris, j’y mènerais une vie délicieuse. Mon sort n’est pas moins heureux où je suis, et j’y reste, parce que je suis sûr que demain mon cabinet me sera aussi agréable qu’aujourd’hui. Si ce séjour m’était insupportable, je le quitterais ; j’en ferais autant de la vie. Quand on a ces sentiments-là dans la tête, on n’a pas grand’chose à craindre dans ce monde. Mais c’est une grande pitié de ressembler à des malades qui ne savent quelle posture prendre dans leur lit.

Je vous parle à cœur ouvert comme vous voyez. Je vais continuer sur ce ton. Morand ne s’est pas contenté de faire relier ses anciens ouvrages, et de me les envoyer ; il y a deux endroits où je suis maltraité, à ce qu’on m’a dit ; vous croyez bien que je lui pardonne. Il envoie souvent dans ses feuilles[3] de petits lardons contre moi ; je le lui pardonne encore. Il en a glissé contre ma nièce ; cela n’est pas si pardonnable. Je ne vois pas ce qu’il peut gagner à ces manœuvres. On n’augmentera pas ses appointements, et il ne me perdra pas auprès du roi. Eh, mon Dieu ! de quoi se mêle-t-il ? Que ne songe-t-il à vivre doucement comme nous ? À qui en veut-il ? Que lui a-t-on fait ? Les auteurs sont d’étranges gens. Adieu, soyez très-persuadé que je vous aime avec autant de cordialité que je vous parle. Vous me retrouverez tel que vous m’avez laissé, souffrant mes maux patiemment, restant tout le jour chez moi, n’étant ébloui de rien, ne désirant et ne craignant rien, fidèle à mes amis, et me moquant un peu de la Sorbonne avec Sa Majesté. Iterum vale.

  1. Horace, livre I, épître xvii, vers 7-8.
  2. Livre I, épître i, vers 99.
  3. Voyez la lettre 2405.