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Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2424

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 479-480).

2424. — À M. LE COMTE DE CHOISEUL[1].
Potsdam, le 5 septembre.

Vos bontés constantes me sont bien plus précieuses, monsieur, que l’enthousiasme passager d’un public presque toujours égaré, qui condamne à tort et à travers, juge de tout et n’examine rien, dresse des statues et les brise pour vous en casser la tête. C’est à vous plaire que je mets ma gloire.

Je n’aime de signal[2] que celui auquel je reviendrai voir mes amis. À l’égard de celui de Lisois, je pense qu’à la reprise on pourrait hasarder ce qu’il a été très-prudent de ne pas risquer aux premières représentations.

Ce n’est point le héros du Nord qui m’empêche à présent de venir vous faire ma cour, c’est Louis XIV. Une nouvelle édition, qu’on ne peut faire que sous mes yeux, m’occupera encore six semaines pour le moins. J’ai eu de bons matériaux que je mets en œuvre. J’ai tiré de mon absence tout le parti que je pouvais. Je suis assez comme qui vous savez ; mon royaume n’est pas de ce monde[3]. Si j’étais resté à Paris, on aurait sifflé Rome et le Duc de Foix, la Sorbonne eût condamné le Siècle de Louis XIV ; on m’aurait déféré au procureur général pour avoir dit que le parlement fit force sottises du temps de la Fronde. Hué et persécuté, je serais tombé malade, et on m’aurait demandé un billet de confession. J’ai pris le parti de renoncer à tous ces désagréments, de me contenter des bontés d’un grand roi, de la société d’un grand homme, et de la plus grande liberté dont on puisse jouir dans la plus belle retraite du monde. Pendant ce temps-là, j’ai donné le loisir à ceux qui me persécutaient à Paris de consumer leur mauvaise volonté, devenue impuissante. Il y a des temps où il faut se soustraire à la multitude. Paris est fort bon pour un homme comme vous, monsieur, qui porte un grand nom, et qui le soutient ; mais il faut qu’un pauvre diable d’homme de lettres, qui a le malheur d’avoir de la réputation, succombe ou s’enfuie.

Si jamais ma mauvaise santé, qui me rendra bientôt inutile au roi de Prusse, me forçait de revenir m’établir en France, j’aimerais bien mieux y jouer le rôle d’un malade ignoré que d’un homme de lettres connu. Vos bontés et celles de vos amis y feraient ma principale consolation. Je me flatte que votre santé est rétablie. Pour moi, je suis devenu bien vieux ; mon imagination et moi, nous sommes décrépits. Il n’en est pas ainsi du sentiment : celui qui m’attache à vous et à vos amis n’a rien perdu de sa force, il est aussi vif qu’inviolable.

J’envoie une nouvelle fournée de Rome sauvée. Je ne sais si, à la reprise, la gravité romaine plaira à la galanterie parisienne.

Mille tendres respects.

  1. César-Gabriel, créé duc de Praslin le 2 novembre 1752, né en 1712, mort en 1785.
  2. Allusion au coup de canon que Vendôme entend dans la seconde scène du cinquième acte d’Adélaïde du Guesclin, et dont il n’est plus question dans Amélie, ou le Duc de Foix.
  3. Évangile de saint Jean, chap. xviii, v. 36.