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Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2457

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 510-513).

2457. — À M. ROQUES.
À Potsdam, le 17.

Je suis pénétré de reconnaissance de toutes les bontés que vous m’avez témoignées d’une manière si prévenante, sans me connaître ; il ne me reste qu’à les mériter. Je voudrais que la nouvelle édition du recueil de mes anciennes rêveries en prose et en vers, et celle du Siècle de Louis XIV, que mon libraire doit vous envoyer de ma part, pussent au moins être regardées de vous comme un gage de ma sensibilité pour tous vos soins obligeants. Quant à M. de La Beaumelle, je suis sûr que vous aurez la générosité de lui représenter le tort qu’il fait à ce pauvre Conrad Walther : c’est assurément le plus honnête homme de tous les libraires que j’aie rencontrés. Il s’est mis en frais pour la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV ; il n’y a épargné aucun soin, et voilà que, pour fruit de ses peines, M. de La Beaumelle fait imprimer sous main une édition subreptice à Francfort, ville impériale, malgré le privilège de l’empereur, dont Walther est en possession. Il est libraire du roi de Pologne, il est protégé, il est résolu à attaquer M. de La Beaumelle par les formes juridiques. Cela va faire un événement qui certainement causerait beaucoup de chagrin à M. de La Beaumelle, et qui serait fort triste pour la littérature.

Il doit avoir gagné, par l’édition des Lettres[1] de madame de Maintenon, de quoi pouvoir se passer du profit léger qu’il pourrait tirer d’une édition furtive. D’ailleurs il doit considérer que toute la librairie se réunira contre lui. Les gens de lettres se plaignent d’ordinaire que les libraires contrefont leurs ouvrages, et ici c’est un homme de lettres qui contrefait l’édition d’un libraire ; c’est un étranger qui, dans l’empire, attaque un privilège de l’empereur. Que M. de La Beaumelle en pèse toutes les conséquences. Les remarques critiques qu’il joint à son édition ne sont pas une excuse envers mon libraire, et sont envers moi un procédé dont j’aurais sujet de me plaindre. Je ne connais M. de La Beaumelle que par les services que j’ai tâché de lui rendre.

Il m’écrivit, il y a un an, du palais de Copenhague, pour m’intéresser à des éditions des auteurs classiques français qu’on devait faire, disait-il, en Danemark, et dont le roi de Danemark le chargeait, à limitation des éditions qu’on a nommées en France les Dauphins. Je crus M. de La Beaumelle, et mon zèle pour l’honneur de ma patrie me fit travailler en conséquence.

Quelque temps après je fus étonné de le voir arriver à Potsdam. Il était renvoyé de Copenhague, où il avait d’abord prêché en qualité de proposant, et où il était, je crois, de l’Académie. Il voulait s’attacher au roi de Prusse, et il me présenta, pour cet effet, un livre dans lequel il me traitait assez mal, moi et plusieurs des chambellans. Il y avait beaucoup de choses dont le roi de Danemark et plusieurs autres puissances devaient s’offenser. Ce livre, imprimé à Copenhague, intitulé Mes Pensées, n’était pas encore trop public ; il promit de le corriger, et je crois, en effet, qu’il en a fait une édition corrigée à Berlin. Il sait que, quoique j’eusse beaucoup à me plaindre d’une pareille conduite, je l’avertis cependant de plusieurs petites inadvertances dans lesquelles il était tombé sur ce qui regarde l’historique ; par exemple sur la constitution d’Angleterre, sur M. Pâris-Duverney, et sur d’autres erreurs qui peuvent échapper à tout écrivain.

Lorsqu’il fut mis en prison à Berlin, tout le monde sait que je m’intéressai pour lui, et que je parlai même vivement à milord Tyrconnell, qui avait, disait-on, contribué à son emprisonnement, et à le faire renvoyer de la ville. Milord Tyrconnell, à qui il écrivit pour se plaindre à lui de lui-même, lui répondit : « Il est vrai que je vous ai fait conseiller de partir, me doutant bien que vous vous feriez bientôt renvoyer. » Je priai milord Tyrconnell de ne pas montrer cette lettre, qui ferait trop de tort à un jeune homme qui avait besoin de protection ; et il n’y a rien que je n’aie fait pour lui dans cette occasion. De retour de Spandau à Berlin, il médit qu’il était appelé à Copenhague avec une grosse pension ; mais il partit quelques jours après pour Leipsick. On prétend qu’il y fit imprimer une brochure intitulée, je crois, les Amours de Berlin, et les Dégoûts des plaisirs ; les lettres initiales de son nom, par M. de La B…., sont à la tête de ce libelle. Je suis très-éloigné de l’en croire l’auteur, et j’ai soutenu publiquement que ce n’était pas lui. De Leipsick il s’arrêta à Gotha. On a écrit de ce pays-là des choses sur son compte qui lui feraient plus de tort, si elles étaient vraies, que le libelle même qu’on lui a imputé. On m’a écrit de Leipsick, de Copenhague, de Gotha, des particularités qui ne lui feraient pas moins de préjudice, si je les rendais publiques.

Comment peut-il donc, monsieur, dans de pareilles circonstances, non-seulement contrefaire l’édition de mon libraire, mais charger cette édition de notes contre moi, qui ne l’ai jamais offensé, qui même lui ai rendu service ? S’il est plus instruit que moi du règne de Louis XIV, ne devait-il pas me communiquer ses lumières, comme je lui communiquai, sur son livre intitulé Mes Pensées, des observations dont il a fait usage ? Pourquoi d’ailleurs faire réimprimer la première édition du Siècle de Louis XIV, quand il sait que mon libraire Walther en donne une nouvelle, beaucoup plus exacte et d’un tiers plus ample ? Quoique j’aie passé trente années à m’instruire des faits principaux qui regardent ce règne ; quoiqu’on m’ait envoyé en dernier lieu les mémoires les plus instructifs, cependant je peux avoir fait, comme dit Bayle, bien des péchés de commission et d’omission[2]. Tout homme de lettres qui s’intéresse à la vérité et à l’honneur de ce beau siècle doit m’honorer de ses lumières ; mais quand on écrira contre moi, en faisant imprimer mon propre ouvrage pour ruiner mon libraire, un tel procédé aura-t-il des approbateurs ? une ancienne édition contrefaite aura-t-elle du crédit parmi les honnêtes gens ? et l’auteur ne se ferme-t-il pas, par ce procédé, toutes les portes qui peuvent le mener à son avancement ?

J’ose vous prier, monsieur, de lui montrer cette lettre, et de rappeler dans son cœur les sentiments de probité que doit avoir un jeune homme qui a fait la fonction de prédicateur. Je me persuade qu’il fera celle d’honnête homme. S’il a fait quelques frais pour cette édition, il peut m’en envoyer le compte ; je le communiquerai à mon libraire, et le mieux serait assurément de terminer cette affaire d’une manière qui ne causât du chagrin ni à ce jeune homme ni à moi.

J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec l’attachement sincère que vos procédés obligeants m’inspirent, etc.

  1. Première édition ; Nancy, 17525 ; 2 vol. in-12. — Celle de 1756 est en 9 volumes, même format. (Cl.)
  2. Préface de la première édition de son Dictionnaire, alinéa 13.