Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2532

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 5-6).

2532. — À MADAME DENIS.
À Berlin, le 15 mars.

Je commence à me rétablir, ma chère enfant. J’espère que votre ancienne prédiction[1] ne sera pas tout à fait accomplie. Le roi de Prusse m’a envoyé du quinquina pendant ma maladie ; ce n’est pas cela qu’il me faut : c’est mon congé. Il voulait que je retournasse à Potsdam. Je lui ai demandé la permission d’aller à Plombières ; je vous donne en cent à deviner la réponse. Il m’a fait écrire par son factotum qu’il y avait des eaux excellentes à Glalz, vers la Moravie.

Voilà qui est horriblement vandale, et bien peu Salomon ; c’est comme si on envoyait prendre les eaux en Sibérie. Que voulez-vous que je fasse ? il faut bien aller à Potsdam ; alors il ne pourra me refuser mon congé. Il ne soutiendra pas le tête-à-tête d’un homme qui l’a enseigné deux ans, et dont la vue lui donnera des remords. Voilà ma dernière résolution.

Au bout du compte, quoique tout ceci ne soit pas de notre siècle, les taureaux de Phalaris et les lits de fer de Busiris ne sont plus en usage ; et Salomon minor ne voudra être ni Busiris ni Phalaris. J’ai ce pays-ci en horreur ; mon paquet est tout fait. J’ai envoyé tous mes effets hors du Brandebourg ; il ne reste guère que ma personne.

Tout ceci est unique assurément. Voici les deux Lettres au Public. Le roi a écrit et imprimé ces brochures ; et tout Berlin dit que c’est pour faire voir qu’il peut très-bien écrire sans mon petit secours. Il le peut, sans doute ; il a beaucoup d’esprit. Je l’ai mis en état de se passer de moi, et le marquis d’Argens lui suffit. Mais un roi devrait chercher d’autres sujets pour exercer son génie.

Personne ne lui a dit à quel point cela le dégrade. Ô vérité ! vous n’avez point de charge dans la maison des rois auteurs ! Mais qu’il fasse des brochures tant qu’il voudra, et qu’il ne persécute point un homme qui lui a fait tant de sacrifices.

J’ai le cœur serré de tout ce que je vois et de tout ce que j’entends. Adieu ; j’ai tant de choses à vous dire que je ne vous dis rien.

  1. Mme Denis avait prédit à Voltaire que le roi de Prusse le ferait mourir de chagrin. Voyez la lettre du 26 août 1753.