Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2574

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 49-51).

2574. — DE MADAME DENIS À M. LE COMTE D’ARGENSON[1].
Pour monseigneur le comte d'Argenson, en main propre.
Francfort-sur-le-Mein, 11 juin 1753.

Monseigneur, je suis arrivée malade à Francfort, où j’ai trouvé mon oncle presque mourant. Je ne puis le mener à Plombières ; il n’en a ni la force, ni le pouvoir. Un ministre du roi de Prusse l’a arrêté à Francfort dès le 1er juin, quoiqu’il ait un congé absolu de ce monarque, et qu’il ne soit plus à lui. On lui redemande seulement un volume imprimé des poésies de Sa Majesté prussienne, dont Sa Majesté avait fait présent à mon oncle, et qu’il lui avait permis d’emporter. Il n’avait pas ce livre avec lui ; il était dans une grande caisse qui doit être, je crois, à Hambourg. Il s’est soumis avec respect à rester prisonnier dans son auberge, quoique mourant, jusqu’à ce que ce livre fût à Francfort ; et pour mieux faire voir sa bonne foi respectueuse, il a écrit que la caisse fût envoyée directement au résident du roi de Prusse à Francfort, afin que s’il y avait dans cette caisse quelque chose que Sa Majesté prussienne redemandât encore, elle eût satisfaction sur-le-champ. Il remit pour nouvelle sûreté ses papiers de littérature et d’affaires entre les mains du résident, et celui-ci lui donna deux billets conçus en ces termes :

Monsieur, sitôt que le ballot que vous dites d’être à Hambourg ou Leipzig sera revenu, où est l’œuvre de poésie du roi mon maître, et l’œuvre de poésie rendu à moi, vous pourrez partir où bon vous semblera.

Freytag.
1er juin.

J’ai reçu de M. de Voltaire deux paquets d’écriture cachetés et que je lui rendrai après avoir reçu la grande malle où est l’œuvre de poésie que le roi demande.

Freytag.
1er juin.

J’ai été d’autant plus frappée d’un tel coup que je portai avec moi, pour ma consolation et pour mon assurance, la copie de la lettre que le roi de Prusse ordonna à mon oncle de m’envoyer en 1750[2], pour nous rassurer dans nos alarmes quand il le fit rester à son service.

On sait que Sa Majesté prussienne l’avait appelé par quatre lettres consécutives, et qu’il ne se rendit aux instances les plus pressantes et les plus inouïes qu’à condition expresse que cette démarche ne déplairait pas au roi son maître, qu’il ne ferait aucun serment, qu’il lui serait libre de voyager, et que sa place de chambellan ne serait qu’un titre sans fonctions, qu’il n’acceptait que parce qu’il faut en avoir un absolument dans une cour d’Allemagne.

Mon oncle a travaillé assidûment pendant deux ans à perfectionner les talents du roi de Prusse. Il l’a servi avec un zèle dont il n’y a pas d’exemples. La récompense qu’il reçoit est cruelle. J’ai pris la liberté d’écrire à ce prince une lettre trempée de mes larmes. Je dicte ce mémoire à un homme sûr, ne pouvant écrire, ayant déjà été saignée deux fois, et mon oncle étant dans son lit, sans secours.

[3]Voilà la cruelle situation où je me trouve. Je n’ai pas la force de vous écrire de ma main. Je vous conjure de lire la lettre[4] du roi de Prusse ci-jointe. Quelque connaissance que vous ayez du cœur humain, vous serez peut-être surpris. Mais vous le serez peut-être encore davantage des choses que j’aurai à vous dire à mon retour.

  1. Mémoires et Journal inédit du marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères sous Louis XV, publiés et annotés par M. le marquis d’Argenson ; Paris, P. Jannet, 1858. Tome V, pages 50-52.
  2. La lettre de Frédéric à Voltaire du 23 août 1750.
  3. De l’écriture de Voltaire.
  4. Celle du 23 août 1750.