Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2582

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 56-57).

2582. — DE MADAME DENIS À L’ABBÉ DE PRADES[1].
De Francfort-sur-le-Mein, ce 18 juin.

Vous savez sans doute, monsieur, qu’au seul nom du roi votre maître, mon oncle a montré toute la résignation, toute la soumission possible ; vous savez qu’il a fait plus que l’on exigeait de lui, et qu’il a fait adresser à M. Freytag, résident de Prusse, une grande caisse contenant des hardes, des papiers et des livres, voulant que M. Freytag l’ouvrît lui-même quand elle arriverait. Il a montré avec la même bonne foi à M. Freytag tout ce qui était dans les malles et les cassettes qu’il transportait avec son équipage et dans un grand portefeuille qui ferme. Il s’est soumis à rester en prison jusqu’au moment où le livre des poésies de Sa Majesté fût revenu. Le livre est arrivé, monsieur, il est dans la caisse que M. Freytag a entre les mains, on ne veut pas l’ouvrir, et on l’empêcbe de partir. Mon oncle est prisonnier dans sa chambre avec les jambes et les mains enflées, et il a encore donné pour sûreté de ce livre de poésie, qui est arrivé, deux liasses de ses propres papiers cachetées, que M. Freytag a reçues en dépôt, et M. Freytag lui a fait deux billets conçus en ces termes :

Monsieur, aussitôt le grand ballot que vous dites d’être à Hambourg ou Leipsick sera arrive et l’œuvre de poésies rendu à moi, que le roi redemande, vous pourrez partir où bon vous semblera.

Freytag.

J’ai reçu de M. de Voltaire deux paquets d’écritures cachetés de ses armes, et que je lui rendrai après avoir reçu la grande caisse où se trouve l’œuvre de poésies que le roi demande.

Freytag.

M. de Voltaire a satisfait à tous ses engagements, et cependant on le retient encore prisonnier. On ne lui rend ni sa caisse, ni ces deux paquets, ni sa liberté, que M. de Freytag lui avait promise au nom du roi en présence de M. Rücker, avocat. Je ne sais, monsieur, si Sa Majesté redemande à présent le contrat annulé dont milord Maréchal m’a parlé à Paris ; il est encore malheureusement égaré, s’il ne se trouve pas dans la caisse qui est entre les mains de M. Freytag. Nous le cherchons, mon oncle et moi, sans cesse depuis deux mois. Je donnerais quatre pintes de mon sang pour qu’il fût retrouvé. Mais que le roi daigne se ressouvenir que ce contrat était sur un petit chiffon de papier fort facile à perdre ; que mon oncle a beaucoup de papiers, qu’il brûle souvent des brouillons ; qu’il daigne penser que cet écrit ne contenait rien qu’un remerciement de la part de mon oncle de la pension que Sa Majesté lui donnait lorsqu’il était auprès d’elle, et que l’acte de renonciation que nous lui envoyons prouve par sa force notre entière soumission. Mon oncle l’a adressé à milord Maréchal, mais comme nous craignons qu’il n’ait pu encore arriver jusqu’au roi, j’ai l’honneur de vous en envoyer un pareil, que nous avons signé, et que nous vous prions de remettre à Sa Majesté prussienne ; malgré cet acte, nous ferons l’impossible pour le retrouver s’il existe encore, et nous le rendrons dans la minute qu’il sera retrouvé.

Je vous rends un compte fidèle de tout pour vous marquer à quel point je compte sur votre justice et sur votre bonté ; j’attends de vous quelque consolation dans mon état déplorable, car, pour mon oncle, il n’est plus en état d’en recevoir, et vous apprendrez bientôt peut-être sa fin déplorable. Il a sans doute des torts, mais jamais il n’a cessé d’adorer le roi, et jamais il n’en a parlé que pour publier ses talents et sa gloire. Je ne m’attendais pas, il y a trois ans, que ce serait le roi de Prusse qui lui causerait la mort. Pardonnez à ma douleur !

J’ai l’honneur d’être très-parfaitement, monsieur, votie très-humble et très-obéissante servante.

  1. Éditeur, Varnhagen von Ense.