Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2587

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 61-62).
2587. – DE MADAME DENIS À FRÉDÉRIC II[1].
À Francfort, le 21 juin. Duplicata à Votre Majesté.

Sire, je ne devais pas m’attendre à implorer pour moi-même la justice et la gloire de Votre Majesté. Je suis enlevée de mon auberge au nom de Votre Majesté, conduite à pied par le commis du sieur Freytag, votre résident, au milieu de la populace, et enfermée avec quatre soldats à la porte de ma chambre ; on me refuse jusqu’à ma femme de chambre et à mes laquais ; et le commis passe toute la nuit dans ma chambre.

Voici le prétexte, sire, de cette violence inouïe qui excitera sans doute la pitié et l’indignation de Votre Majesté, aussi bien que celle de toute l’Europe.

Le sieur Freytag ayant demandé à mon oncle, le 1er juin, le livre imprimé des poésies de Votre Majesté, dont Votre Majesté avait daigné le gratifier, le constitua prisonnier jusqu’au jour où le livre serait revenu, et lui fit deux billets en votre nom, ces en ces termes :

« Monsieur,

Sitôt le gros ballot, que vous dites être à Hambourg ou Leiptzig, sera ici, qui contient l’Œuvre des poésies que le roi demande, vous pourrez partir où bon vous semblera. »

Mon oncle, sur cette assurance de votre ministre, fit revenir la caisse avec la plus grande diligence à l’adresse même du sieur Freytag, et le livre en question lui fut rendu le 17 juin au soir.

Mon oncle a cru avec raison être en droit de partir le 20, laissant à votre ministre la caisse et d’autres effets considérables que je comptais reprendre de droit le 21 ; et c’est le 20 que nous sommes arrêtés de la manière la plus violente : on me traite, moi qui ne suis ici que pour soulager mon oncle mourant, comme une femme coupable des plus grands crimes ; on met douze soldats à nos portes.

Aujourd’hui 21, le sieur Freytag vient nous signifier que notre emprisonnement doit nous coûter 128 écus et 42 creutzers par jour, et il apporte à mon oncle un écrit à signer, par lequel mon oncle doit se taire sur tout ce qui est arrivé (ce sont ses propres mots], et avouer que les billets du sieur Freytag n’étaient que des billets de consolation et d’amitié qui ne tiraient point à conséquence. Il nous fait espérer qu’il nous ôtera notre garde. Voilà l’état où nous sommes le 21 juin à deux heures après midi.

À Francfort, le 23 juin.

Ayant rendu ce compte à Votre Majesté le 21, j’ai l’honneur de lui dire, le 23, que nous n’avons plus, d’hier 22, que deux gardes. On demande à présent à mon oncle un nouveau billet par lequel il répondra que nous resterons prisonniers ; et comment peut-on demander ce billet quand nous avons encore des soldats ? On nous persécute de toutes les manières, et nous taisons tout ce que nous souffrons. Nous ne pouvons croire que ce soit l’intention de Votre Majesté de nous traiter ainsi. Nous attendons tout d’elle, Nous nous jetons à vos pieds, nous implorons votre miséricorde.

Je n’ai pu écrire de ma main. Votre Majesté croira sans peine l’effet qu’un malheur si imprévu a pu faire sur une femme déjà fatiguée d’avoir couru deux cents lieues pour remplir les devoirs de la nature et de l’amitié. Je suis avec un profond respect, sire, de Votre Majesté la très-humble et très-obéissante servante.


Denis.

  1. Éditeur, Th. Foisset, — Même lettre que la précedente, avec quelques variantes, adressée au roi par l’intermédiaire du chevalier de La Touche.