Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2589

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 62-63).

2589. — DE MADAME DENIS À FRÉDÉRIC II[1].
(21 juin.)

À Sa Majesté le roi de Prusse.

La dame Denis, veuve d’un officier du régiment de Champagne, au service de Sa Majesté très-chrétienne, implore la justice de Sa Majesté.

La dame Denis ayant fait le voyage de Paris à Francfort-sur-Mein, avec la permission du roi de France, son maître, pour conduire aux eaux de Plombières son oncle, attaqué d’une maladie mortelle, a été arrêtée à Francfort le 20 juin, sur les dix heures du soir, par le sieur Dorn, secrétaire du sieur Freytag (sic), résident de Sa Majesté le roi de Prusse, dans l’auberge du Lion-d’Or, conduite à pied à travers la populace. On lui a ôté sa femme de chambre, ses laquais ; on a mis quatre soldats à sa porte, et le sieur Dorn a eu l’insolence de rester seul dans sa chambre pendant toute la nuit. Elle est encore prisonnière, et a été deux jours dans un état où l’on désespérait de sa vie.

Elle espère que Sa Majesté le roi de Prusse aura quelque pitié d’une étrangère, traitée si cruellement en son nom sacré, qui ne fait attendre que de la bonté et de la clémence.

Le prétexte de cette violence atroce commise par les sieurs Freytag et Schmidt, l’un résident de Sa Majesté prussienne, l’autre marchand de Francfort et conseiller de Sa dite Majesté, est que le sieur de Voltaire n’était pas encore en droit de partir de Francfort. Mais qu’a de commun ce départ avec la violence atroce exercée contre une dame qui n’a d’autre crime que d’avoir fait deux cents lieues pour remplir les devoirs de la nature et de l’amitié ? On la met en prison, elle et son oncle qui est mourant, et cela parce que son oncle a voulu prendre le chemin des eaux de Plombières, le 20 juin. Il était arrêté, il est vrai, par le sieur Freytag, dès le 1er juin ; mais c’était seulement jusqu’au jour où le livre des poésies imprimées de Sa Majesté le roi de Prusse serait remis au sieur Freytag. Le sieur Freytag avait signé ce billet au nom du roi son maître :

« Monsieur, sitôt le grand ballot, où est l’Œuvre de poésie que Sa Majesté redemande, sera ici, et l’Œuvre de poésie rendu à moi, vous pourrez partir où bon vous semblera.

Freytag, résident,
Francfort, 1er Juin. »

Le ballot et le livre en question étant revenus le 17 juin, et remis aux mains du sieur Freytag, le sieur de Voltaire ayant rempli tous ses engagements, s’était vu libre de partir et d’aller chercher les secours nécessaires à sa mauvaise santé. Sa nièce devait partir quelques jours après avec tous ses effets qu’il laissait en dépôt. Il n’avait jamais promis de rester passé le moment où ce livre des poésies de Sa Majesté serait revenu. Si les sieurs Freytag et Schmidt, pour s’excuser, disent qu’il avait donné sa parole de rester encore, rien n’est plus faux ni moins naturel. Il est évident que s’ils avaient voulu exiger de lui qu’il demeurât encore prisonnier sur sa parole, ils auraient demandé une parole par écrit, comme le sieur Freytag avait fait le 1er juin.

Sa Majesté verra aisément l’innocence et le malheur des suppliants, par la démarche du sieur Freytag, qui est venu exiger le 21 juin, à deux heures après midi, un écrit par lequel les prisonniers promettraient de ne jamais parler à personne de ce qui s’est passé.

Les prisonniers détenus si cruellement au nom de Sa Majesté font serment que tout ce qu’ils avancent est véritable, et suppriment des violences qui exciteraient trop d’indignation. Ils espèrent tout de l’équité de Sa Majesté.

  1. Éditeur, Th. Foisset.