Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2638

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 115-116).

2638. — À MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG[1].
Auprès de Strasbourg, le 22 août.

La destinée, madame, qui joue avec les pauvres humains comme avec des balles de paume, m’a amené dans votre voisinage, à la porte de Strasbourg. Je suis dans une petite maisonnette[2], appartenante à Mme Léon, condamné par M. Gervasi aux racines et aux cloportes, et, pour comble de malheur, privé de la consolation de vous revoir, J’apprends que vous êtes chez Mme la comtesse de Rosen ; mon premier soin est de vous y adresser les vœux qu’un ancien ami fait du fond de son cœur pour la fin de toutes vos peines. J’ai plus d’un titre pour vous faire agréer les sincères témoignages de ma sensibilité pour tout ce qui vous touche ; je suis un de vos plus anciens serviteurs, et je ne suis pas mieux traité que vous par la méchanceté des hommes. Cette vie-ci n’est qu’un jour ; le soir devrait du moins être sans orages, et il faudrait pouvoir s’endormir paisiblement. Il est affreux de finir au milieu des tempêtes une si courte et si malheureuse carrière. Ce serait pour moi, madame, une satisfaction bien consolante de pouvoir vous entretenir, de vous parler de nos anciens amis (s’il est des amis), et de vous renouveler tous les sentiments qui m’ont toujours attaché à vous, malgré une si longue séparation. Que de choses nous avons vues, madame, et que de choses nous aurions à nous dire ! Nous rappellerions tout ce que le temps a fait évanouir, et un peu de philosophie adoucirait les maux présents.

Je ne connais guère de vos anciens amis que M. des Alleurs qui ait eu un bon lot, parce qu’il est chez les Turcs, chez qui je ne crois pas qu’il y ait tant d’infidélité et tant de malice noire et raffinée que chez les chrétiens.

Adieu, madame ; recevez avec vos premières hontes les assurances du respectueux et tendre attachement de votre ancien courtisan, qui désire passionnément l’honneur et la consolation de vous voir, et qui vous écrit, comme autrefois, sans cérémonie.

  1. Voyez la note 2, tome XXXIII, page 150.
  2. Voltaire, après être resté cinq jours à l’auberge de l’Ours-Blanc, à Strasbourg alla s’installer, avec son fidèle secrétaire, le 21 auguste, dans la petite maison dont il parle ici, et ils y restèrent jusqu’au 2 octobre suivant. (Cl.)