Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2644

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 120-121).

2644. — À MADAME LA COMTESSE DE SAXE-GOTHA[1].

Madame, votre chevalier errant est devenu bien sédentaire ; je n’ai pu avoir l’honneur de renouveler mes hommages à Votre Altesse sérénissime, parce que, pour écrire, il faut avoir l’usage des mains, et que les miennes avaient acquis une si belle enflure, et étaient si horriblement potelées, qu’elles n’avaient point du tout l’air d’appartenir à mon faible corps, si mince et si fluet. Mais, madame, il aurait fallu que j’eusse été privé de tous mes sens pour ne pas achever d’obéir à vos ordres ; j’ai toujours eu la force de dicter. Tout est fini, et j’ai environ dix siècles à mettre à vos pieds ; j’aimerais mieux y être moi-même. Je ne vois dans toutes les sottises qu’on a faites, depuis Dagobert, aucune balourdise comparable à celle que j’ai faite de m’éloigner de votre paradis thuiringien, Mme la duchesse de Gotha ne devait pas être quittée pour Son Excellence le seigneur de Freytag. Aussi Dieu m’en a puni de la bonne façon. Je joins encore une grande peur à mes regrets, et cette peur, madame, est de vous ennuyer. Neuf ou dix siècles en sont bien capables. J’ai fait ce que j’ai pu pour les rendre aussi ridicules qu’ils le sont : les papes quelquefois font mourir de rire, et avec cela je tremble. Il eût mieux valu peut-être ajouter quelques chapitres à l’histoire véritable de Jeanne, et en amuser les soirs Votre Altesse sérénissime, que de lui présenter des siècles et une dédicace. De graves professeurs, qui savent en quelle année accoucha la papesse Jeanne, examinent actuellement le grand œuvre que vos ordres m’ont imposé, et moi, je suis entre les mains des médecins, qui me condamnent à être oisif. Je ne sais si Votrr Altesse sérénissime a entendu parler d’un portrait de la vie privée de Potsdam et de la cour de Berlin. Dieu merci, la cour de Versailles sait bien que je n’en suis pas l’auteur. On l’attribue à milord Tyrconnell ; mais il n’est pas de lui ; il a bien l’air d’être de La Beaumelle ; il y a du vrai, il y a du faux. Si Votre Altesse sérénissime veut le voir, je le lui enverrai par Mulh.

Je me mets aux pieds de toute votre auguste famille. Je supplie la grande maîtresse des cœurs de ne me jamais oublier. Mon cœur, madame, est toujours gros de regrets, et je soupire avec le plus profond respect.

    Voltaire au jurisconsulte alsacien a paru, en 1821, chez Mongie aîné, sous le titre de Lettres inédites, etc., in-8°. La dernière, La soixante-neuvième, est datée du 15 juin 1776. (Cl.)

  1. Éditeurs, Bavoux et François.