Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2656

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 134-135).

2656. — À MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Dans les Vosges, le 14 octobre.

J’ai été, madame, chercher dans les Vosges la santé, qui n’est pas là plus qu’ailleurs. J’aimerais bien mieux être encore dans votre voisinage ; cette petite maisonnette dont vous me parlez m’accommoderait bien. Je serais à portée de faire ma cour à vous et à votre amie[1], malgré tous les brouillards du Rhin. Je ne peux encore prendre de parti que je n’aie fini l’affaire[2] qui m’a amené à Colmar. Je reste tranquillement dans une solitude entre deux montagnes, en attendant que les papiers arrivent. Toutes les affaires sont longues ; vous en faites l’épreuve dans celle de monsieur votre neveu[3]. Tout mal arrive avec des ailes, et s’en retourne en boitant. Prendre patience est assez insipide. Vivre avec ses amis, et laisser aller le monde comme il va, serait chose fort douce ; mais chacun est entraîné comme de la paille dans un tourbillon de vent. Je voudrais être à l’île Jard, et je suis entre deux montagnes. Le parlement voudrait être à Paris, et il est dispersé comme des perdreaux. La commission du conseil voudrait juger comme Perrin-Dandin, et ne trouve pas seulement un Petit-Jean qui braille devant elle. Tout est plein à la cour de petites factions qui ne savent ce qu’elles veulent. Les gens qui ne sont pas payés au trésor royal savent bien ce qu’ils veulent ; mais ils trouvent les coffres fermés. Ce sont là de trèspetits malheurs. J’en ai vu de toutes les espèces, et j’ai toujours conclu que la perte de la santé était le pire. Les gens qui essuient des contradictions dans ce monde auraient-ils bonne grâce de se plaindre devant votre neveu paralytique ? Et ce neveu-là n’est-il pas dix mille fois plus malheureux que l’autre ? Vous lui avez envoyé un médecin : si, par hasard, ce médecin le guérit, il aura plus de réputation qu’Esculape. Portez-vous bien, madame ; supportez la vie : car, lorsqu’on a passé le temps des illusions, on ne jouit plus de cette vie, on la traîne. Traînons donc. J’en jouirais délicieusement, madame, si j’étais dans votre voisinage. Mille tendres respects à vous deux, et mille remerciements.

  1. Mme de Brumath.
  2. L’impression des Annales de l’Empire, confiée à Srhœpflin le jeune.
  3. Le baron d’Hattsatt. (Cl.)