Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2668

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 144-145).

2668. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Colmar, le 24 novembre.

Mon cher ange, votre lettre vient bien à propos. Les consolations sont proportionnées aux souffrances. Mon état tourmentait mon corps, et la maladie de ma nièce déchirait mon âme ; la goutte est le moindre de mes maux. Vous me parlez de tragédie ! Les malheurs qu’on représente au théâtre (car que peut-on peindre que des malheurs ?) sont au-dessous de tout ce que j’éprouve. Il faut un peu de stoïcisme ; mais le stoïcisme ne guérit de rien. Je tâche de rendre un petit service à la fille[1] de Monime, quoique je sois à treize lieues d’elle. J’ignore quand j’aurai la force de me transplanter et d’aller jusqu’à Sainte-Palaye[2] ; mais où n’irai-je point dans l’espérance de vous voir ? Cependant quelle triste commission pour Mme Denis d’être garde-malade à la campagne !

Ne vous attendez pas, mon cher ange, que l’Histoire très-abrégée de l’empire vous amuse comme le Siècle de Louis XIV ; c’est un champ mille fois plus vaste, mais plein de bruyères et de ronces. Les âmes sensibles, et faites pour les choses de goût, frémissent au nom d’Albert l’Ours et de Wittelsbach ; mais, dans l’oisiveté de mon séjour à Gotha, Mme la duchesse de Saxe[3] avait exigé de moi ce travail, que j’entrepris avec ardeur. Je ne savais pas alors que d’autres personnes[4], plus en état que moi de remplir cet objet, faisaient une histoire d’Allemagne dans le goût de celle du président Hénault.

Mme la duchesse de Saxe-gotha se plaignait avec tant de grâce de ne pouvoir lire aucune histoire de son pays qu’elle me fit entrer malgré moi dans une carrière qui m’était étrangère. L’affaire est faite ; c’est un temps de ma vie perdu ; heureux encore qui ne perd que son temps ! mais je suis privé de vous et de la santé. Ah ! mon adorable ami, est-ce que je pourrais espérer de vous voir à la campagne, avec Mme d’Argental ? Mille tendres respects à tous ceux qui soupent avec vous ; les soupers me sont interdits pour jamais.

Je voudrais bien voir ce que M. de Mairan a écrit sur l’inoculation. À la fin, la nation y viendra peut-être comme à la gravitation ; elle arrive tard à tout. Toutes les grandes inventions nous viennent d’ailleurs ; nous les combattons d’ordinaire pendant cinquante ans, et puis nous disons que nous les perfectionnons. Faites ressouvenir de moi, je vous en prie, MM. de Mairan et de Sainte-Palaye, En voilà beaucoup pour un malade. Mon cher ange, je vous embrasse avec cette inaltérable amitié dont vous me faites éprouver les charmes.

  1. Voyez page 113.
  2. Voyez la lettre 2519.
  3. Voyez tome XIII. page 191.
  4. Christian-Frédéric Pfetfel, né à Colmar en 1725, mort le 19 mars 1807, est auteur d’un Abrégé chronologique de l’histoire et du droit public d’Allemagne, 1754, in-8°, plusieurs fois réimprimé.