Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2672

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 149-150).

2672. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
De la grande ville de, Colmar, le 21 décembre.

Mon cher ange, vous vous mêlez donc aussi d’être malade ? Nous étions inquiets de vous, la fille de Monime et moi, et nous nous écrivions des lettres tendres pour savoir si l’un de nous n’avait pas de vos nouvelles. Comment avez-vous fait pour ne plus sortir vers les quatre heures et demie ? Je crois que vous avez été bien étonné de rester chez vous. Je n’ai ni de santé ni de chez moi, mon cher ange ; mais je suis accoutumé à ces maux-là, et je ne le suis point aux vôtres. Vous avez été attaqué dans votre fort, et vous avez eu mal à la tête. C’est une de vos meilleures pièces ; votre tête vaut bien mieux que la mienne : la vôtre vous a rendu heureux ; la mienne m’a fait très-malheureux, et les têtes des autres me retiennent encore vers les bords du Rhin. Les mains de Jean Néaulme, libraire de la Haye, viennent de me faire de nouvelles plaies, et c’est encore un surcroît de misère d’être obligé de plaider devant le public. C’est un fardeau et un avilissement. On ne peut se dérober à sa destinée. Qui aurait cru que mes dépouilles seraient prises à la bataille de Sohr[1], et seraient vendues dans Paris ? On prit l’équipage du roi de Prusse dans cette bataille, au lieu de prendre sa personne ; on porta sa cassette au prince Charles. Il y avait dans cette cassette gris-rouge de l’avare force ducats avec cette Histoire universelle et des fragments de la Puccelle. Un valet de chambre du prince Charles a vendu l’Histoire à Jean Néaulme, et les papillotes de la Pucelle sont à Vienne. Tout cela compose une drôle de destinée. Je souffre autant que Scarron, et barbouille autant de papier que saint Augustin. J’avais fait une Histoire de l’Empire que Mme la duchesse de Saxe-Gotha m’avait commandée comme on commande des petits pâtés ; j’avais cousu, dans cette Histoire del’Empire, quelques petits lambeaux de l’universelle. J’étais en droit d’employer mes matériaux. Jean Néaulme me coupe la gorge ; comment voulez-vous que je songe à Jean[2] Lekain ? Je ne songe à présent qu’à la cuisse de ma nièce et à mon pied de Philoctète, mais surtout à vous, mon cher ange, à Mme d’Argental, et à vos amis. Je vous embrasse bien tendrement. J’ai besoin d’une tête comme la vôtre pour supporter tous les chagrins dont je suis circonvenu, et malheureusement je n’ai que la mienne. Mon cœur, qui est plus sain, vous adore.

  1. Le 30 septembre 1745.
  2. Ceci était une plaisanterie. Les prénoms de Lekain étaient Henri-Louis.