Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2717

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 192-193).

2717. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Colmar, 16 mars 1754.

Madame, je fais partir par la voie du sieur Milville, de Strasbourg, les premiers exemplaires du second tome des Annales de l’Empire, qui sortent de la presse. Je ne crains point d’être écrasé par les pierres d’un bâtiment que j’ai élevé par vos ordres, et qui n’est que le temple de la vérité consacré à Votre Altesse sérénissime. J’ai essuyé, je l’avoue, bien des malheurs depuis que j’ai quitté ce palais d’Ernest le Pieux et de Dorothée, que je serais bien fâché d’appeler la Pieuse, mais que j’appellerai toujours la bienfaisante, la sage, la juste, l’adorable.

J’ai supporté tous ces malheurs, madame, avec quelque constance ; et ni le spectacle d’une femme qui m’est plus chère qu’une fille unique, traînée par des satellites à Francfort et presque mourante entre mes bras, ni la perte de tout ce qu’on m’a volé, ni les persécutions acharnées du roi de Prusse, qui m’ont ravi jusqu’à la liberté de retourner à Paris, ni la dissipation de mon patrimoine pendant mon absence, ni enfin les maladies qui m’ont mis au bord du tombeau, rien n’a suspendu l’ouvrage que vous m’aviez ordonné. Vous m’avez inspiré, madame, le courage de ce magnanime Jean-Frédéric, qui joua aux échecs quand on lui eut lu l’arrêt qui le condamnait. Ce n’est pas que je sois insensible ; mais j’ai eu toujours pour maxime que l’occupation et le travail sont la seule ressource contre l’infortune. Une ressource bien plus sûre, ainsi que plus douce, serait sans doute de venir me mettre à vos pieds, et de me faire présenter par Jeanne et par Charles VII, soutenus de la grande maîtresse des cœurs ; de voir, d’entendre Votre Altesse sérénissime, de fouler aux pieds avec elle ces infâmes superstitions qui désolent la terre, et dont votre auguste maison a été la victime. Mais, madame, j’ai bien peur que le bonheur de vous faire ma cour ne me soit interdit. Je deviens d’ailleurs si malade que je perds presque toute espérance. Des souffrances continuelles rendent incapable de jouir de la société, à plus forte raison de faire sa cour à une grande princesse. Ernest le Pieux n’a point fondé le château de Gotha comme un hôpital pour un Français qui barbouille du papier, et son auguste descendante n’en a pas fait le palais des Grâces pour qu’un malade vînt l’y ennuyer. Il faut arriver dans votre sanctuaire, couronné de roses et le luth d’Apollon à la main.

Votre Altesse sérénissime me parle de son portrait ; mais qu’elle se souvienne que jamais les peintres ni les sculpteurs n’ont orné les portraits et les statues des déesses : elles sont belles par elles-mêmes. N’allez pas, madame, gâter votre portrait. Je vous vois venir de loin, permettez-moi cette expression ; et je prends la liberté de déclarer à toute la maison de Vitikind que ce portrait est le plus beau joyau de leurs couronnes, et le seul que je puisse et que je doive recevoir, après les bontés infinies dont Votre Altesse sérénissime m’a comblé.

On vient de faire un énorme poëme épique à Paris sur Jésus-Christ. Quel sujet que la Passion pour un poëme épique ! Quels amours que ceux de Marthe et de Madeleine ! Ce nouvel ouvrage, dont Jésus-Christ est le héros, s’appelle la Christiade[2]. Il est en prose. Que ne laissait-on l’Écriture sainte comme elle était ? Et plût à Dieu qu’elle n’eût jamais été l’occasion de plus grands maux ! Un malheureux jésuite nommé Berruyer a fait aussi une espèce de mauvais roman du Nouveau Testament en style de ruelle. Quelle décadence en France des belles-lettres et du bon goût ! Tout tombe ; mais Gotha subsiste. Que ne puis-je, madame, y venir mettre a vos pieds le tendre respect, la reconnaissance, le zèle, le goût infini qui m’appellent dans votre cour. V.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. Ou le Paradis reconquis, 6 vol. in-12, par l’abbé de La Baume-Desdossat.