Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2742

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 219-220).

2742. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Colmar, le 19 mai.

Savez-vous le latin, madame ? Non ; voilà pourquoi vous me demandez si j’aime mieux Pope que Virgile. Ah ! madame, toutes nos langues modernes sont sèches, pauvres, et sans harmonie, en comparaison de celles qu’ont parlées nos premiers maîtres, les Grecs et les Romains. Nous ne sommes que des violons de village. Comment voulez-vous d’ailleurs que je compare des épîtres à un poëme épique, aux amours de Didon, à l’embrasement de Troie, à la descente d’Énée aux enfers ?

Je crois l’Essai sur l’Homme, de Pope, le premier des poëmes didactiques, des poëmes philosophiques ; mais ne mettons rien à côté de Virgile. Vous le connaissez par les traductions ; mais les poëtes ne se traduisent point. Peut-on traduire de la musique ? Je vous plains, madame, avec le goût et la sensibilité éclairée que vous avez, de ne pouvoir lire Virgile. Je vous plaindrais bien davantage si vous lisiez des Annales, quelpue courtes qu’elles soient. L’Allemagne en miniature n’est pas faite pour plaire à une imagination française telle que la vôtre.

J’aimerais bien mieux vous apporter la Pucelle[1] puisque vous aimez les poëmes épiques. Celui-là est un peu plus long que la Henriade, et le sujet en est un peu plus gai. L’imagination y trouve mieux son compte ; elle est trop rétrécie chez nous dans la sévérité des ouvrages sérieux. La vérité historique et l’austérité de la religion m’avaient rogné les ailes dans la Henriade ; elles me sont revenues avec la Pucelle. Ces Annales sont plus agréables que celles de l’empire.

Si vous avez encore M. de Formont, je vous prie, madame, de le faire souvenir de moi ; et, s’il est parti, je vous prie de ne me point oublier en lui écrivant. Je vais aux eaux de Plombières, non que j’espère y trouver la santé, à laquelle je renonce, mais parce que mes amis y vont. J’ai resté six mois entiers à Colmar, sans sortir de ma chambre, et je crois que j’en ferai autant à Paris, si vous n’y êtes pas.

Je me suis aperçu, à la longue, que tout ce qu’on dit et tout ce qu’on fait ne vaut pas la peine de sortir de chez soi. La maladie ne laisse pas d’avoir de grands avantages : elle délivre de la société. Pour vous, madame, ce n’est pas de même : la société vous est nécessaire comme un violon à Guignon[2] parce qu’il est le roi du violon.

M. d’Alembert est bien digne de vous, bien au-dessus de son siècle. Il m’a fait cent fois trop d’honneur[3], et il peut compter que, si je le regarde comme le premier de nos philosophes gens d’esprit, ce n’est point du tout par reconnaissance.

Je vous écris rarement, madame, quoique, après le plaisir de lire vos lettres, celui d’y répondre soit le plus grand pour moi ; mais je suis enfoncé dans des travaux pénibles qui partagent mon temps avec la colique. Je n’ai point de temps à moi, car je souffre et je travaille sans cesse. Cela fait une vie pleine, pas tout à fait heureuse ; mais où est le bonheur ? Je n’en sais rien, madame ; c’est un beau problème à résoudre.

  1. Voltaire en avait commencé le XVe chant à Berlin, au mois de février 1753. Colini raconte, dans ses Mémoires, comment lui-même cacha ce poëme en son haut-de-chausses, à Francfort, pour soustraire ce précieux dépôt aux perrquisitions de Freytag. (Cl.)
  2. Il y avait depuis très-longtemps à la cour un roi des violons, en titre d’office. J.-P. Guignon né à Turin en 1702, mort à Versailles le 30 janvier 1774), qui était alors pourvu de cette charge, s’en démit volontairement en 1773 ; et elle fut peu après supprimée par un édit du mois de mars de la même année (voyez Dictionnaire des musiciens et Biographie universelle).
  3. D’Alembert avait demandé à Voltaire l’article Esprit, pour l’Encyclopédie.