Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2755

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 230-231).

2755. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Senones, le 24 juin.

Ô adorables anges, je compte être incessamment dans votre ciel, c’est-à-dire dans votre grenier. Je n’ai reçu qu’aujourd’hui vos lettres du 9 et du 16. Comment m’accusez-vous de n’avoir point écrit à Mme d’Argental ? Je vous écris toujours, madame, vous êtes consubstantiels. Je ne vous ai point écrit nommément et privativement, parce que moi, pauvre moine, je comptais venir, il y a quinze jours, réellement, dans votre vilain paradis de Plombières, où est mon âme, du jour que vous y êtes arrivés. Daignez donc me conserver cet heureux trou que vous avez bien voulu me retenir. J’arriverai peut-être avant ma lettre, peut-être après ; mais il est très-sûr que j’arriverai, tout malingre que je suis. Ma santé est au bout de vos ailes. Je veux me flatter que la vôtre va bien, puisque vous ne m’en parlez pas. Divins anges, je ne connais qu’un malheur, c’est d’avoir été si longtemps à quinze lieues de votre empyrée, et de ne m’être point jeté dedans. Voilà qui est bien plaisant d’être en couvent, et de dire Benedicite, au lieu d’être avec vous. Je m’occupe avec dom Mabillon, dom Martène, dom Thuillier, dom Ruinart. Les antiquailles où je suis condamné, et les Capitulaires de Charlemagne, sont bien respectables ; mais cela ne console pas de votre absence. Je vais donc fermer mon cahier de remarques sur la seconde race, faire mon paquet, et m’embarquer. Lazare va se rendre à votre piscine. Il y a, dit-on, un monde prodigieux à Plombières ; mais je ne le verrai certainement pas. Vous êtes tout le monde pour moi. Je suis devenu bien pédant ; mais, n’importe, je vous aime comme si j’étais un homme aimable. Adieu, vous deux, qui l’êtes tant ; adieu, vous avec qui je voudrais passer ma vie ! Quelle pauvre vie ! Je n’ai plus qu’un souffle.

Quel chien de temps il fait ! Des grêlons gros comme des œufs de poule d’Inde ont cassé mes vitres ; et les vôtres ? Adieu, adorables anges.