Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2793

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 264-266).

2793. — À M. DE BRENLES.
Colmar, le 6 octobre.

Ce que vous me dites de votre santé, mon cher monsieur, ne contribue pas à me rendre la mienne. Vous m’affligez sensiblement. Mme Goll m’a consolé on m’apprenant que vous aviez fait à Mme de Brenles un petit philosophe qui a quatre mois ou environ : mais un excellent ouvrier peut tomber malade après avoir fait un bon ouvrage, et c’est l’ouvrier qu’il faut conserver. Songez que c’est vous, monsieur, qui m’avez inspiré le dessein de chercher une retraite philosophique dans votre voisinage. C’est pour vous que je veux acheter la terre d’Allaman[1]. J’ai besoin d’un tombeau agréable ; il faut mourir entre les bras des êtres pensants. Le séjour des villes ne convient guère à un homme que son état réduit à ne point rendre de visites. Je n’achèterai Allaman qu’à condition que vous et Mme de Brenles vous daignerez regarder ce château comme le vôtre, et, dans une espérance si consolante pour moi, je ferai un effort pour mettre tout ce que j’ai de bien libre à cette acquisition ; mais commencez par me rassurer sur votre santé, et vivez, si vous voulez que je sois votre voisin.

Je vous avouerai, monsieur, qu’il me serait assez difficile de payer 225,000 livres. J’aurais un château, et il ne me resterait pas de quoi le meubler ; je ressemblerais à Chapelle, qui avait un surplis et point de chemise, un bénitier et point de pot de chambre. Voici comment je m’arrangerais : je donnerais sur-le-champ 150,000 livres, et le reste en billets sur la meilleure maison de Cadix[2], payables à divers termes. Moyennant cet arrangement, je pourrais profiter incessamment de vos bontés. Je ne doute pas que vous n’ayez prévu toutes les difficultés ; vous savez que je n’ai pas l’honneur d’être de la religion de Zwingle et de Calvin ; ma nièce et moi, nous sommes papistes. C’est sans doute une des prérogatives et un des avantages de votre gouvernement qu’un homme puisse jouir chez vous des droits de citoyen, sans être de votre paroisse. Je me figure qu’un papiste peut posséder et hériter dans le territoire de Lausanne ; et aurais-je fait à vos lois un honneur qu’elles ne méritent pas ? Je crois que je puis être seigneur d’Allaman, puisque vous me proposez cette terre.

J’attends sur cela vos derniers ordres, en vous demandant toujours le secret. Il ne faudrait pas acheter d’abord la terre sous mon nom : le moindre bruit nuirait à mon marché, et m’empêcherait peut-être de jouir du plaisir de voir mon acquisition. Je remets le tout à votre bonté et à votre prudence. Ma nièce, qui est toujours ma garde-malade à Colmar, se joint à moi pour vous présenter ses remerciements ; c’est une amie sur laquelle Mme de Brenles et vous, monsieur, pouvez déjà compter. Voyez si vous pouvez acquérir à Lausanne toute une famille de Paris, et si vous pouvez faire du château d’Allaman un temple dédié à la philosophie, dont vous serez le grand-prêtre.

Si on veut vendre Allaman plus de 225,000 livres, je ne peux l’acheter ; mais, en ce cas, n’y a-t-il pas d’autres terres moins chères ? Tout me sera bon, pourvu que je puisse finir mes jours dans un air doux, dans un pays libre, avec des livres, et un homme comme vous. Adieu, monsieur ; conservez votre santé, le premier des biens, celui sans lequel tout n’est rien. Vivez avec votre aimable épouse, et procurez-moi le plaisir d’être témoin de votre bonheur, Permettez-moi de vous embrasser sans cérémonie.


Voltaire.

  1. Vieux château sur la route de Prangins à Lausanne, au bord du lac Léman, entre Rolle et Morges.
  2. Voyez la lettre 2713.