Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2809

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 281-283).

2809. — À M. DE BRENLES.
Colmar, le 5 novemhre.

Me voilà, monsieur, lié à vous par la plus tendre reconnaissance. Je vous dois faire d’abord l’aveu sincère de ma situation. Je n’ai pas plus de 230,000 livres de France à mettre à une acquisition. Si, avec cette somme, il faut encore payer le sixième, et ensuite mettre un argent considérable en meubles, il me sera impossible d’acheter la terre d’Allaman. Vous savez, monsieur, que quand je vous confiai le dessein que j’ai depuis longtemps de m’approcher de vous, et de venir jouir de votre société, dans le sein de la liberté et du repos, je vous dis que je pouvais tout au plus mettre 200,000 livres de France à l’achat d’une terre. Tout mon bien en France est en rentes dont je ne peux disposer.

Louer une maison de campagne serait ma ressource ; mais je vous avoue que j’aimerais beaucoup mieux une terre. Il est très-désagréable de ne pouvoir embellir sa demeure, et de n’être logé que par emprunt.

Nous voici au mois de novembre, l’hiver approche ; je prévois que je ne pourrai me transplanter qu’au printemps ; conservez-moi vos bontés. Peut-être pendant l’hiver Allaman ne sera pas vendu, et on se relâchera sur le prix ; peut-être se trouvera-t-il quelque terre à meilleur marché qui me conviendra mieux ; il y en a, dit-on, à moitié chemin de Lausanne à Genève. Vous sentez à quel point je suis honteux de vous donner tant de peines, et d’abuser de votre bonne volonté. Tout mon regret, à présent, est de ne pouvoir venir vous remercier ; ma santé est si chancelante que je ne peux même faire le voyage nécessaire que je devais faire en Bourgogne. Je ne vis plus que de l’espérance de finir mes jours dans une retraite douce et libre. J’ai vu à Plombières l’avoyer[1] de Berne, je ne sais pas son nom ; il est instruit du désir que j’ai toujours eu de me retirer sur les bords de votre beau lac, comme Amédée à Ripaille. Mais il me semble qu’il témoigna à un de mes amis qu’il craignait que ce pays-là ne me convînt pas. J’ignore quelle était son idée quand il parlait ainsi ; je ne sais si c’était un compliment, ou une insinuation de ne point venir m’élablir dans un pays dont il croyait apparemment que les mœurs étaient trop différentes des miennes,

Il vint deux ou trois fois chez moi, et me fit beaucoup de politesses. Vous pourriez aisément, monsieur, savoir sa manière de penser par le moyen de votre ami qui est dans le conseil. Vous pourriez m’instruire s’il sera à propos que je lui écrive, et de quelle formule[2] on doit se servir en lui écrivant.

Je voudrais m’arranger pour venir chez vous avec l’approbation de votre gouvernement, et sans déplaire à ma cour. J’aurai aisément des passe-ports de Versailles pour voyager. Je peux ensuite donner ma mauvaise santé pour raison de mon séjour ; je peux avoir du bien en Suisse comme j’en ai sur le duc de Wurtemberg ; en un mot, tout cela peut s’arranger.

Il est triste d’autant différer, quand le temps presse ; l’hiver de ma vie, et celui de l’année, m’avertissent de ne pas perdre un moment, et l’envie de vous voir me presse encore davantage.

Il n’y a guère d’apparence que je puisse louer, cet hiver, la maison de campagne dont vous me parlez. Ce sera ma ressource au printemps, si je ne trouve pas mieux ; en un mot, il n’y a rien que je ne fasse pour venir philosopher avec vous, et pour vivre et mourir dans la retraite et dans la liberté.

Adieu, monsieur ; je n’ai point de termes pour vous exprimer combien je suis sensible à vos bontés.

  1. Nicolas-Frédéric de Steiger (on prononce Steiguer), né à Berne en 1729, mort à Augsbourg en décembre 1799.
  2. Voltaire avait négligé cette précaution, en écrivant le 25 novembre 1752, à messieurs les avoyers de Berne.