Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2836

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 307-308).

2836. — DE COLINI À M. DUPONT[1].
Au château de de Prangins, 26 décembre 1754.

Ne croyez pas, monsieur, que j’attende un bout de l’an et le commencement du nouveau pour donner des assurances de ma reconnaissance à ceux qui m’honorent de leurs bontés, et pour faire, comme on dit, les vœux les plus ardents pour la conservation de leur santé. Ces sortes de lettres ne font plus aucun effet : on sait qu’elles sont asservies à un usage incommode, et les personnes occupées envoient ces faiseurs de vœux à tous les diables. Je m’intéresse en tout temps à votre santé, et c’est pour vous demander la continuation de votre amitié que je vous écris : je serais au désespoir si je vous croyais indifférent à l’empressement que j’ai de la mériter.

Nous voilà donc à Prangins. Qui l’aurait cru, qu’on quitterait le confluent du Rhône et de la Saône pour venir passer l’hiver dans un grand château sur le bord du lac Léman ? Mais auriez-vous cru qu’on quitterait l’Alsace deux jours après avoir fait de grandes recherches pour trouver à Colmar une maison à acheter ? Avouez que vous y avez été pris vous-même, et qu’il ne faut plus s’étonner de rien. Que faisons-nous donc à ce château ? 1o on s’ennuie un peu ; 2o on est de mauvaise humeur plus qu’à l’ordinaire ; 3o On fait beaucoup d’histoire ; 4o on mange fort peu, comme de coutume. car on veut être sobre ; 5° on y philosophe tout aussi mal que dans les grandes villes ; et, en dernier lieu, on ne sait pas ce qu’on deviendra. Voilà en raccourci le tableau de la vie des nouveaux hôtes de Prangins, et ce tableau doit vous paraître tant soit peu gothique. J’ai oublié un trait à la miniature : c’est un jeune homme triste, toujours écrivant à côté d’un mourant qui roule des yeux pleins de vie et de colère. Vous le connaissez, monsieur, ce jeune homme ; il se recommande toujours à vos bontés, et il voudrait pouvoir à son tour quitter le lac, le château, et tous ceux qui l’habitent, pour venir vous revoir. Ne m’oubliez donc pas : vous m’avez promis de penser à moi.

Je voudrais pouvoir vous dire ici quelque chose qui pût vous amuser ; mais quoi ? qu’on a battu des mains quand, à Lyon, M. de V… a paru à la comédie ? qu’on l’a apostrophé aux séances des académies, en l’appelant homme illustre ? qu’on lui a gardé les portes de Genève une demi-heure pour le laisser entrer ? Vous ne vous souciez guère de tout ça, ni moi non plus.

J’ai été bien sensible à la mort de M. Goll. Je disais, lorsque j’étais à Colmar, que notre philosophe aurait enterré toute la maison où il logeait : en voilà un d’expédié. Les visages secs et blêmes sont excellents pour tromper le monde, et pour prêter de l’argent à 15 ou 20 pour cent[2].

Quoique je ne veuille avoir de vous aucune réponse, mon grand plaisir est de vous écrire. Vous voudriez sans doute que je me privasse de ce plaisir, mais je ne suis point du tout de votre avis. Je suis voluptueux ; et, pour vous le prouver, je vous écrirai toujours. Je sais que ma première lettre vous est parvenue.

Je vous prie de me recommander à ceux qui ont eu quelques bontés pour moi, et de faire agréer à Mme Dupont les assurances de mon respect. Je serai toute ma vie, avec le dévouement le plus tendre, votre très-humble et très-obéissant serviteur.


C. …

  1. Lettres inédites de Voltaire, etc., 1821.
  2. Voyez la lettre de Voltaire à M. Jean Maire, du 23 août 1769, et la note jointe à cette lettre.