Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2871

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 338-339).

2871. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Prangins, 6 février.

Mon cher ange, puisque Dieu vous bénit au point de vous faire aimer toujours le spectacle à la folie, je m’occupe à vous servir dans votre passion. Je vous enverrai les cinq actes de nos Chinois ; vous aurez ici les trois autres, et vous jugerez entre ces deux façons. Pour moi, je pense que la pièce en cinq actes étant la même, pour tout l’essentiel, que la pièce en trois, le grand danger est que les trois actes soient étranglés, et les cinq trop allongés ; et je cours risque de tomber, soit en allant trop vite, soit en marchant trop doucement. Vous en jugerez quand vous aurez sous les yeux les deux pièces de comparaison. Ce n’est pas tout ; vous aurez encore quelque autre chose à quoi vous ne vous attendez pas. J’y joindrai encore les quatre[1] derniers chants de cette Pucelle pour qui on m’a tant fait trembler. Je voudrais qu’on pût retirer des mains de Mlle du Thil ce dix-neuvième chant de l’âne qui est intolérable ; on lui donnerait cinq chants pour un. Elle y gagnerait, puisqu’elle aime à posséder des manuscrits, et je serais délivré de la crainte de voir paraître à sa mort l’ouvrage défiguré. Ne pourriez-vous pas lui proposer ce marché, quand je vous aurai fait tenir les derniers chants ? Vous voyez que je ne suis pas médiocrement occupé dans ma retraite. Cette Histoire prétendue universelle est encore un fardeau qu’on m’a imposé. Il faut la rendre digne du public éclairé. Cette Histoire, telle qu’on l’a imprimée, n’est qu’une nouvelle calomnie contre moi. C’est un tissu de sottises publiées par l’ignorance et par l’avidité. On m’a mutilé, et je veux paraître avec tous mes membres.

Une apoplexie a puni Royer d’avoir défiguré mes vers ; c’est à moi à présent d’avoir soin de ma prose.

Pour Dieu, ayez encore la bonté de parler à Lambert, quand vous irez à ce théâtre allobroge[2] où l’on a cru jouer le Triumvirat. Nos Suisses parlent français plus purement que Cicéron et Octave.

Je vous supplie, en cas que Lambert réimprime le Siècle de Louis XIV, de lui bien recommander de retrancher le petit concile. J’ai promis à monsieur le cardinal votre oncle de faire toujours supprimer cette épithète de petit[3], quoique la plupart des écrivains ecclésiastiques donnent ce nom aux conciles provinciaux. Je voudrais donner à M. le cardinal de Tencin une marque plus forte de mon respect pour sa personne, et de mon attachement pour sa famille. Adieu. Il y a deux solitaires dans les Alpes qui vous aiment bien tendrement. Je reçois votre lettre du 30 janvier : ce qu’on dit de Berlin est exagéré ; mais en quoi on se trompe fort, c’est dans l’idée qu’on a que j’en serais mieux reçu à Paris. Pour moi, je ne songe qu’à la Chine, et un peu aux côtes de Coromandel : car si Dupleix est roi[4], je suis presque ruiné. Le Gange et le fleuve Jaune m’occupent sur les bords du lac Léman, où je me meurs.

Toute adresse est bonne, tout va.

  1. Les chants VIII, IX, XVI et XVII.
  2. La Comédie française.
  3. L’expression de petit concile n’a pas été changée ; voyez tome XV, page 6
  4. Voyez, ci-dessus, la lettre 2855.