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Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3139

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 11-12).

3139. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Aux Délices, près de Genève, ce 22 mars.

Madame, voici une petite aventure qui n’est qu’une bagatelle, mais qui me devient importante et pour laquelle j’ai recours au cœur noble et généreux de Votre Altesse sérénissime. Elle se souvient peut-être que j’achevai, dans mon heureux séjour à Gotha, un petit poëme sur la Religion naturelle, que j’avais commencé et esquissé à Berlin pour le roi de Prusse. Je le finis à vos pieds, et je l’adressai à celle dont les bontés me sont si chères et le suffrage si précieux. Mme la margrave de Baireuth a répandu, depuis quelques mois, des copies de l’ouvrage, tel qu’il était, quand je l’avais donné au roi son frère. Enfin, j’apprends que l’ouvrage est imprimé à Paris ; il est plein de fautes, et, ce qu’il y a de plus triste pour moi, c’est qu’il n’est point adressé à cette adorable princesse que j’appelais, avec tant de raison,


Souveraine sans faste, et femme sans faiblesse.


C’est avec le nom du roi de Prusse qu’il paraît. Je ne sais s’il conviendrait à présent que je fisse réimprimer l’ouvrage dédié à un autre qu’au roi de Prusse : cet hommage ne serait d’aucun prix pour Votre Altesse sérénissime, et déplairait peut-être à un roi qui est votre voisin. Je ne sais de plus s’il conviendrait que la descendante d’Ernest le Pieux adoptât ce que le roi de Prusse, un peu moins pieux, peut adopter. J’ignore si Votre Altesse sérénissime souffrirait que la dédicace fût commune à vous et à lui. Vous savez, madame, combien le sujet est délicat, et je pense que Votre Altesse sérénissime souhaitera que son nom ne paraisse qu’à la tête de cet ouvrage, qui ne pourra être une source de disputes. Vous êtes une divinité à laquelle on ne doit présenter que des offrandes pures et sans tache.

Il y a un petit article dans la pièce qui est entre vos mains, qui sera dans un éternel oubli. Les bruits abominables qui couraient se sont trouvés faux ; le médecin Tronchin était à Paris, dans le temps qu’on le disait à Cassel. Le public est né calomniateur ; il saisit toujours cruellement les plus légers prétextes. Ce n’est qu’à des vertus comme les vôtres qu’il rend toujours justice, et ce n’est qu’à un cœur comme le vôtre que je serai toujours attaché, madame, avec le profond respect, la reconnaissance que je dois à vôtte Altesse sérénissime,

P. S. — Pardonnez, madame, si j’ai dicté cette lettre ; je suis très-malade et très-faible ; mais les sentiments qui m’attachent avec tant de respect et de zèle à Votre Altesse sérénissime et à votre auguste maison n’en sont pas moins forts[2].

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. MM. Bavoux et François ont publié sous la date du 24 mars une lettre à la même, qui semble faire double emploi avec la lettre ci-dessus, et que voici : « Madame, j’apprends dans l’instant qu’on a aussi imprimé, à Paris, le Poëme sur la religion naturelle, qui était adressé à Votre Altesse sérénissime. Un de mes amis, à qui je l’avais confié, après l’avoir retouché, a jugé à propos de le donner pour faire voir qu’il vaut mieux que celui qui n’était pas sous le nom d’une princesse. Personne ne sait à quelle princesse il est dédie, et je crois qu’il faut qu’on l’ignore : ce sera un petit mystère entre la divinité et le sacrificateur. Je pense que la grande maîtresse des cœurs sera de mon avis. Je n’ai que le temps, au départ de la poste, de renouveler à Votre Altesse sérénissime mon profond respect, mon attachement, et l’envie de me voir encore à vos pieds avant de mourir. »