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Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3144

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 15-16).

3144. — À MM. CRAMER FRÈRES[1].

Je ne peux que vous remercier, messieurs, de l’honneur que vous me faites d’imprimer mes ouvrages ; mais je n’en ai pas moins de regret de les avoir faits. Plus on avance en âge et en connaissances, plus on doit se repentir d’avoir écrit. Il n’y a presque aucun de mes ouvrages dont je sois content, et il y en a quelques-uns que je voudrais n’avoir jamais faits. Toutes les pièces fugitives que vous avez recueillies étaient des amusements de société qui ne méritaient pas d’être imprimés. J’ai toujours eu d’ailleurs un si grand respect pour le public que, quand j’ai fait imprimer la Henriade et mes tragédies, je n’y ai jamais mis mon nom ; je dois, à plus forte raison, n’être point responsable de toutes ces pièces fugitives qui échappent à l’imagination, qui sont consacrées à l’amitié, et qui devaient rester dans les portefeuilles de ceux pour qui elles ont été faites.

À l’égard de quelques écrits plus sérieux, tout ce que j’ai à vous dire, c’est que je suis né Français et catholique ; et c’est principalement dans un pays protestant que je dois vous marquer mon zèle pour ma patrie, et mon profond respect pour la religion dans laquelle je suis né, et pour ceux qui sont à la tête de cette religion. Je ne crois pas que dans aucun de mes ouvrages il y ait un seul mot qui démente ces sentiments. J’ai écrit l’histoire avec vérité ; j’ai abhorré les abus, les querelles et les crimes ; mais toujours avec la vénération due aux choses sacrées, que les hommes ont si souvent fait servir de prétexte à ces querelles, à ces abus et à ces crimes. Je n’ai jamais écrit en théologien ; je n’ai été qu’un citoyen zélé, et plus encore un citoyen de l’univers. L’humanité, la candeur, la vérité, m’ont toujours conduit dans la morale et dans l’histoire. S’il se trouvait dans ces écrits quelques expressions répréhensibles, je serais le premier à les condamner et à les réformer.

Au reste, puisque vous avez rassemblé mes ouvrages, c’est-à-dire les fautes que j’ai pu faire, je vous déclare que je n’ai point commis d’autres fautes ; que toutes les pièces qui ne seront point dans votre édition sont supposées, et que c’est à cette seule édition que ceux qui me veulent du mal ou du bien doivent ajouter foi. S’il y a dans ce recueil quelques pièces pour lesquelles le public ait de l’indulgence, je voudrais avoir mérité encore plus cette indulgence par un plus grand travail. S’il y a des choses que le public désapprouve, je les désapprouve encore davantage.

Si quelque chose peut me faire penser que mes faibles ouvrages ne sont pas indignes d’être lus des honnétes gens, c’est que vous en êtes les éditeurs. L’estime que s’est acquise depuis longtemps votre famille dans une république où règnent l’esprit, la phlosophie, et les mœurs ; celle dont vous jouissez personnellement, les soins que vous prenez, et votre amitié pour moi, combattent la défiance que j’ai de moi-même. Je suis, etc.

  1. Cette lettre est imprimée dans le premier volume des Œuvres de Voltaire, 1756. Elle doit être antérieure au 12 avril, jour où Voltaire écrivait à Thieriot que l’édition était finie depuis quelques jours. (B.)