Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3149

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 21-22).
3149. — À M. DE CIDEVILLE.
Aux Délices, près de Genève, 12 avril.

J’ai tant fait de vers, mon digne et ancien ami, que je suis réduit à vous écrire en prose. J’ai différé à vous donner de mes nouvelles, comptant vous envoyer à la fois le Poëme sur le Désastre de Lisbonne, sur le Tout est bien, et sur la Loi naturelle, ouvrages dont on a donné à Paris des éditions toutes défigurées. Obligé de faire imprimer moi-même ces deux poëmes, j’ai été dans la nécessité de les corriger. Il a fallu dire ce que je pense, et le dire d’une manière qui ne révoltât ni les esprits trop philosophes ni les esprits trop crédules. J’ai vu la nécessité de bien faire connaître ma façon dépenser, qui n’est ni d’un superstitieux ni d’un athée : et j’ose croire que tous les honnêtes gens seront de mon avis.

Genève n’est plus la Genève de Calvin, il s’en faut beaucoup ; c’est un pays rempli de vrais philosophes. Le christianisme raisonnable de Locke est la religion de presque tous les ministres ; et l’adoration d’un Être suprême, jointe à la morale, est la religion de presque tous les magistrats. Vous voyez, par l’exemple de Tronchin, que les Genevois peuvent apporter en France quelque chose d’utile. Vous avez eu, cette année, des bords de notre lac, l’insertion de la petite vérole[1], Idamé, et la Religion naturelle.

Mes libraires se sont donné le plaisir d’assembler dans leur ville les chefs du conseil et de l’Église, et de leur lire mes deux poëmes ; ils ont été universellement approuvés dans tous les points. Je ne sais si la Sorbonne en ferait autant. Comme je ne suis pas en tout de l’avis de Pope, malgré l’amitié que j’ai eue pour sa personne, et l’estime sincère que je conserverai toute ma vie pour ses ouvrages, j’ai cru devoir lui rendre justice dans ma préface, aussi bien qu’à notre illustre ami M. l’abbé du Resnel[2], qui lui a fait l’honneur de le traduire, et souvent lui a rendu le service d’adoucir les duretés de ses sentiments. Il a fallu encore faire des notes. J’ai tâché de fortifier toutes les avenues par lesquelles l’ennemi pouvait pénétrer. Tout ce travail a demandé du temps. Jugez, mon cher et ancien ami, si un malade chargé de cette besogne, et encore d’une Histoire universelle, qu’on imprime, et qui plante, et qui fait bâtir, et qui établit une espèce de petite colonie, a le temps d’écrire à ses amis. Pardonnez-moi donc si je parais si paresseux, dans le temps que je suis le plus occupé.

Mandez-moi comment je peux vous adresser mon Tout n’est pas bien et ma Religion naturelle. J’ignore si vous êtes encore à Paris ; je ne sais où est M. labbé du Resnel. Je vous écris presque au hasard, sans savoir si vous recevrez ma lettre, Mme Denis vous fait mille compliments. V.

P. S. Il y a longtemps que je n’ai vu les paperasses dont les Cramer ont farci leur édition : s’ils ont jugé une petite pièce en vers qui vous est adressée digne d’être imprimée, ils se sont trompés ; mais le plaisir de voir un petit monument de notre amitié m’a empêché de m’opposer à l’impression.

  1. Voyez une note sur la lettre 3121.
  2. Je ne connais aucune édition du Poëme sur le Désastre de Lisbonne dont la Préface contienne le nom de l’abbé du Resnel. (B.)