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Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3239

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 112-113).

3239. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 20 septembre.

Mon divin ange, après des Chinoises vous voulez des Africaines[1] ; mais il y aurait beaucoup à travailler pour rendre les côtes de Tunis et d’Alger dignes du pays de Confucius. Vous vous imaginez peut-être que, dans mes Délices, je jouis de tout le loisir nécessaire pour recueillir ma pauvre âme ; je n’ai pas un moment à moi. La longue maladie de Mme de Fontaine et mes souffrances prennent au moins la moitié de la journée ; le reste du jour est nécessairement donné aux processions de curieux qui viennent de Lyon, de Genève, de Savoie, de Suisse, et même de Paris. Il vient presque tous les jours sept ou huit personnes dîner chez moi ; voyez le temps qui me reste pour des tragédies. Cependant si vous voulez avoir l’Africaine telle qu’elle est à peu près, en changeant les noms, je pourrais bien vous l’envoyer, et vous jugeriez si elle est plus présentable que le Botoniate[2]. Il faudrait, je crois, changer les noms, pour ne pas révolter les Dumesnil et les Gaussin ; mais il faudrait encore plus changer les choses.

Le roi de Prusse est plus expéditif que moi. Il se propose de tout finir au mois d’octobre, de forcer l’auguste Marie-Thérèse de retirer ses troupes, de faire signe à l’autocratrice de toutes les Russies de ne pas faire avancer ses Russes, et de retourner faire jouer à Berlin un opéra[3] qu’il a déjà commencé. Ses soldats, en ce cas, reviendront gros et gras de la Saxe, où ils ont bu et mangé comme des affamés.

Mon cher ange, quelle est donc votre idée avec le vainqueur de Mahon ? Il faut d’abord que ces frères Cramer impriment les sottises de l’univers en sept volumes ; et ces sottises pourront encore scandaliser bien des sots. Il faut, en attendant, que je reste dans ma très-jolie, très-paisible, et très-libre retraite. M. le comte de Gramont[4], qui est ici à la suite de Tronchin, disait hier, en voyant ma terrasse, mes jardins, mes entours, qu’il ne concevait pas comment on en pouvait sortir. Je n’en sortirais, mon divin ange, que pour venir passer quelques mois d’hiver auprès de vous. Je n’ai pas un pouce de terre en France ; j’ai fait des dépenses immenses à mes ermitages sur les bords de mon lac ; je suis dans un âge et d’une santé à ne me plus transplanter. Je vous répète que je ne regrette que vous, mon cher et respectable ami. Les deux nièces vous font les plus tendres compliments,

  1. Zulime.
  2. Du conseiller Tronchin.
  3. Celui de Mérope.
  4. Nommé brigadier des armées du roi en 1747.