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Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3328

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 184-185).

3328. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Monrion, 3 mars.

Mon cher ange, on peut mal servir Mlle Clairon sans la rater[1] absolument. On peut être de communi martyrum, sans être de frigidis et maleficiatis. Ce sera à peu près le rôle que je jouerai avec elle. Je lui donnerai, quand vous voudrez, cette Zulime bien changée et sous un autre nom. Vous déciderez du temps le plus favorable quand vous serez quitte de la mauvaise tragédie de Robert-François Damiens, quand les querelles[2] qui anéantissent le goût des arts seront apaisées, quand Paris respirera.

Pour l’autre pièce, ce n’est pas une affaire prête ; il ne faut pas d’ailleurs être toujours ce Voltaire qui.


Volume sur volume incessamment desserre[3].


Si on ne souhaite pas ma personne, je veux au moins qu’on souhaite mes ouvrages.

Béni soit Dieu qui vous donne la persévérance dans le goût des beaux-arts, et surtout du tripot de la comédie, tandis qu’on n’entend parler que des querelles des parlements et des prêtres, qu’on ne rend point la justice, que la secte des margouillistes fait de petits progrès, et qu’on assassine des rois ! Vous m’approuverez de passer mes hivers dans un petit pays où on ne vit que pour son plaisir, et où Zaïre a été mieux jouée, à tout prendre, qu’à Paris. J’ai fait couler des larmes de tous les yeux suisses. Mme Denis n’a pas les beaux yeux[4] de Gaussin, mais elle joue infiniment mieux qu’elle. On vient de trente lieues pour nous entendre. Nous mangeons des gelinottes, des coqs de bruyère, des truites de vingt livres ; et, dès que les arbres auront remis leur livrée verte, nous allons à cet ermitage des Délices, qui mérite son nom.

Ne sommes-nous pas fort à plaindre ? Oui, mon cher et respectable ami, nous le sommes, puisque nous vivons loin de vous.

J’ai une extrême curiosité de savoir si on envoie cent mille hommes[5] en Allemagne ; mais vous ne vous en souciez guère, et vous ne m’en direz rien. J’aimerais encore mieux que votre parlement se mît à rendre enfin la justice, et me fit payer de cinquante mille francs dont ce fat de Bernard[6], fils de Samuel Bernard, et fat de dix millions, m’a fait banqueroute en mourant. Adieu, mon divin ange ; jugez Damiens, et portez-vous bien.

  1. Allusion à la mésaventure de Ximenès, dont il est parlé tome XXXVII, page 533.
  2. Voyez tome XV, page 376.
  3. Vers du Chapelain décoiffé, parodie qu’on trouve dans les Œuvres de Boileau.
  4. La nièce de Voltaire était louche.
  5. On les envoya.
  6. Voyez tome XXXVIII, page 259.