Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3330

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 186-187).

3330. — À MADAME LA MARGRAVE DE RAIREUTH[1].
À Monrion, 5 mars 1757.

Madame, que Votre Altesse royale daigne me conserver ses bontés ; que Dieu la préserve des Russes, et moi chétif des glaces de Pétersbourg ! J’ai été tenté, un jour qu’il faisait un beau soleil, d’aller voir, l’été prochain, cette capitale d’un empire nouveau dont on veut que j’écrive l’histoire. Je me disais : J’irai à Baireuth me mettre aux pieds de ma protectrice, j’aurai des passe-ports du roi son frère, que je devrai à la protection de sa bienfaisante sœur. Mais le vent du nord, mon respect pour les housards, et les beaux secours qu’un voyageur trouve en Pologne, ont détruit ma chimère, et je me suis réduit à jouer le bonhomme Lusignan dans Zaïre, devant une grave assemblée suisse. Notre troupe, en vérité, n’aurait pas été indigne de paraître devant Votre Altesse royale.

Il y a, madame, une fille d’esprit à Genève, qui chante à peu près comme Mlle Astrua, et qui est surtout inimitable dans les opéras-buffa. Ce n’est pas qu’on joue des opéras à Genève : on n’y chante que des psaumes. J’ai vu autrefois Votre Altesse royale dans le goût de s’attacher une personne d’esprit et à talents. Cette demoiselle, très-bien née, serait plus faite pour la cour de Baireuth que pour Genève. Mais il ne faut pas parler d’amusements quand tout se prépare pour une guerre si sérieuse. La cour de Versailles vient de créer huit maréchaux de France, et cinquante mille hommes défilent actuellement pour la Flandre. Du moins les maréchaux des logis sont déjà partis. Le roi votre frère sera à portée défaire de plus grandes choses qu’il n’en a fait encore. De là il retournera à la philosophie, pour laquelle il est né aussi bien que pour l’héroïsme, et il se souviendra d’un homme qui avait quitté pour lui sa patrie. Il ne sait pas combien j’étais attaché à sa personne. Votre chambellan, madame, qui revient d’Italie, sait qu’on peut vivre heureux dans ma petite retraite auprès de Genève, appelée les Délices ; mais il sait aussi qu’un homme qui a fait sa cour à Votre Altesse royale ne peut vivre heureux ailleurs. Qu’elle me permette de faire mille vœux pour sa santé : la nature lui a donné tout le reste. Mais à quoi servent la beauté, la grandeur, l’esprit et les grâces, quand le corps souffre ?

Que Son Altesse royale et monseigneur agréent le profond respect et les ferventes prières de


Frère Voltaire.

  1. Revue française, mars 1866, tome XIII, page 358.