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Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3360

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 211-212).

3360. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Aux Délices, 24 mai.

Madame, je suis presque aussi malade qu’une armée autrichienne. Quand je surprends un petit moment de répit pour écrire à Votre Altesse sérénissime, je laisse la lettre sur ma table pour recevoir les ordonnances du docteur Tronchin, et puis je date tout de travers. Il n’en est pas ainsi de Mme la duchesse de Gotha. Les lettres dont elle m’honore arrivent avec exactitude, du jour de leur date. Elle est régulière dans les petites choses comme dans les grandes ; je la remercie des relations dont elle a daigné me faire part.

La ville de Genève, qui n’a guère d’autre emploi que de gagner de l’argent et de faire des nouvelles, disait déjà que Prague était prise, et que les Prussiens allaient à Vienne. Peut-être tout cela est-il devenu vrai au moment que j’ai l’honneur d’écrire à Votre Altesse sérénissime ; peut-être aussi la perte des Autrichiens n’est pas aussi grande que le prétendent les vainqueurs ; ils disent que le prince Charles est dans Prague avec des forces suffisantes, et que le maréchal de Brown, blessé légèrement, a rassemblé le reste de l’armée. Ce seront les suites de la victoire qui la rendront plus ou moins complète. J’imagine qu’un gourmand qui voudrait faire bonne chère ne devrait pas aller dîner à présent à l’armée autrichienne.

Nous avons ici un Russe qui jure par saint Nicolas que ses compatriotes arrivent pour être de la partie : il y a des gens qui jurent par Frédéric qu’ils seront battus. Mais voilà bien du monde à battre ; et à force de tuer et d’être tué, il ne restera bientôt plus personne. J’ai bien peur encore que pour éclaircir le genre humain, le duc de Cumberland, renforcé de quelques Prussiens, n’aille faire, la baïonnette au bout du fusil, des propositions à l’armée française, qui s’avance pour le bien de la paix.

Je crois, madame, Dieu me pardonne, qu’il y a des troupes de Votre Altesse sérénissime dans l’armée hanovrienne ; en ce cas, madame, voilà mon cœur partagé entre ma fringante patrie et la Thuringe. Je n’ai qu’à souhaiter que tout le monde retourne chez soi honnêtement. Je plains seulement ce gros fiscal de l’Empire, qui a perdu à tout cela son papier et son encre. Plût à Dieu qu’il n’y eût que de l’encre de perdue ! La race humaine est bien méchante et bien malheureuse ; mais il faut l’aimer en faveur de Votre Altesse sérénissime, de votre auguste famille et de la reine des cœurs. Daignez, madame, accepter mon profond respect.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.