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Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3369

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 220-221).

3369. — M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 18 juin.

Il est bien vrai que mon cher d’Argental, le grand amateur du tripot, devait montrer à mon héros certain histrionage ; mais vraiment, monseigneur, vous avez d’autres troupes à gouverner que celle de Paris, et ce n’est pas le temps de vous parler de niaiseries.

Je voudrais bien pouvoir faire incessamment un petit voyage vers l’Alsace ou dans le Palatinat. Je n’aime plus à voyager que pour avoir la consolation de voir mon héros ; mais vous ne sauriez croire combien je suis devenu vieux. Toutes mes misères ont augmenté, et un apothicaire est beaucoup plus nécessaire à mon être qu’un général d’armée. J’espère cependant que les grandes passions, qui font faire de grands efforts, me donneront du courage.

Donnez-vous le plaisir, je vous en prie, de vous faire rendre compte par Florian[1] de la machine dont je lui ai confié le dessin. Il l’a exécutée ; il est convaincu qu’avec six cents hommes et six cents chevaux on détruirait en plaine une armée de dix mille hommes.

Je lui dis mon secret au voyage qu’il fit aux Délices l’année passée. Il en parla à M. d’Argenson, qui fit sur-le-champ exécuter le modèle. Si cette invention est utile, comme je le crois, à qui peut-on la confier qu’à vous ? Un homme à routine, un homme à vieux préjugés, accoutumé à la tiraillerie et au train ordinaire, n’est pas notre fait. Il nous faut un homme d’imagination et de génie, et le voilà tout trouvé. Je sais très-bien que ce n’est pas à moi de me mêler de la manière la plus commode de tuer des hommes. Je me confesse ridicule ; mais enfin, si un moine[2], avec du charbon, du soufre, et du salpêtre, a changé l’art de la guerre dans tout ce vilain globe, pourquoi un barbouilleur de papier comme moi ne pourrait-il pas rendre quelque petit service incognito ? Je m’imagine que Florian vous a déjà communiqué cette nouvelle cuisine. J’en ai parlé à un excellent officier qui se meurt, et qui ne sera pas par conséquent à portée d’en faire usage. Il ne doute pas du succès ; il dit qu’il n’y a que cinquante canons, tirés bien juste, qui puissent empêcher l’effet de ma petite drôlerie, et qu’on n’a pas toujours cinquante canons à la fois sous sa main dans une bataille.

Enfin j’ai dans la tête que cent mille Romains et cent mille Prussiens ne résisteraient pas. Le malheur est que ma machine n’est bonne que pour une campagne, et que le secret connu devient inutile ; mais quel plaisir de renverser à coup sûr ce qu’on rencontre dans une campagne ! Sérieusement, je crois que c’est la seule ressource contre les Vandales victorieux. Essayez, pour voir, seulement deux de ces machines contre un bataillon ou un escadron. J’engage ma vie qu’ils ne tiendront pas. Le papier me manque ; ne vous moquez point de moi ; ne voyez que mon tendre respect et mon zèle pour votre gloire, et non mon outrecuidance, et que mon héros pardonne à ma folie.

  1. Voyez lettre 3355.
  2. Voyez tome XII, page 19.