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Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3379

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 231-232).

3379. — À M. DE CIDEVILLE.
Aux Délices, près du lac de Genève, 15 juillet.

Mon cher et ancien ami, j’ai l’air bien paresseux ; je ne vous ai point remercié de la belle exposition de la tragédie d’Iphigènie en Tauride, que vous m’avez envoyée. De maudites occupations que je me suis faites emportent tout le temps. On sort fatigué de son travail ; on dit, j’écrirai demain : la mauvaise santé vient encore affaiblir les bonnes résolutions, et on croupit longtemps dans son péché. C’est là la confession de l’ermite des Délices.

Je vous crois à présent dans vos Délices de Normandie, vers les bords de votre Seine[1]. Vous y jugerez la famille d’Agamemnon à la lecture, vous verrez si les vers sont bien faits, si on les retient aisément, si l’ouvrage se fait relire : car c’est là le grand point, sans lequel il n’y a pas de salut.

La tragédie qu’on joue en Bohême n’est pas encore à son dernier acte. La pièce devient très-implexe. J’espère que le vainqueur de Mahon[2] y jouera un beau rôle épisodique. Celui des peuples, qui représentent le chœur, sera toujours le même ; il payera toujours la guerre et la paix, les belles actions et les sottises.

On a cru d’abord le roi de Prusse perdu par la victoire du comte de Daun, et par la délivrance de Prague ; mais il est encore au milieu de la Bohême, et maître du cours de l’Elbe jusqu’en Saxe. On croit qu’enfin il succombera. Tous les chasseurs s’assemblent pour faire une Saint-Hubert à ses dépens. Français, Suédois, Russes, se mêlent aux Autrichiens ; quand on a tant d’ennemis, et tant d’efforts à soutenir, on ne peut succomber qu’avec gloire. C’est une nouveauté dans l’histoire que les plus grandes puissances de l’Europe aient été obligées de se liguer contre un marquis de Brandebourg ; mais avec cette gloire, il aura un grand malheur : c’est qu’il ne sera plaint de personne. Il ne savait pas, lorsque je le quittais[3] que mon sort serait préférable au sien. Je lui pardonne tout, hors la barbarie vandale dont on usa avec Mme Denis. Adieu, mon cher ami. V.

  1. Launay.
  2. Richelieu, le héros de Voltaire.
  3. Le 20 mars 1753.