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Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3410

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 257-259).

3410. — À M. BERTRAND.
Au Chêne, à Lausanne, 9 septembre.

Mon cher théologien, mon cher philosophe, mon cher ami, vous avez donc voulu absolument qu’on répondît à la lettre[1] du Mercure de Neufchâtel. M. Polier de Bottens, qui méditait de son côté une réponse, vient de m’apprendre qu’il y en a une qui paraît sous vos auspices. Il m’a dit quelle est très-sage et très-modérée : cela seul me ferait croire qu’elle est votre ouvrage. Mais, soit que vous ayez fait une bonne action, soit que j’en aie l’obligation à un de nos amis, c’est toujours à vous que je dois mes remerciements, je lirai un journal pour l’amour de vous, et je ne lirai que ceux où vous aurez part. Il n’y a plus qu’une chose qui m’embarrasse. Vous savez avec quelle indignation tous les honnêtes gens de la ville voisine des Délices avaient vu l’écrit auquel vous avez daigné faire répondre. Je leur avais promis non-seulement de ne jamais combattre cet adversaire, mais d’ignorer qu’il existât. Je vais perdre toute la gloire de mon silence et de mon indifférence. On verra paraître une réfutation, on m’en croira l’auteur, ou du moins on pensera que je l’ai recherchée. On dira que c’est là le motif de mon voyage à Lausanne ; ajoutez, je vous en supplie, à votre bienfait celui de me permettre de dire que je ne l’ai point mendié. Que votre grâce soit gratuite comme celle de Dieu. Puisque la lettre est remplie, dit-on, de la modération la plus sage, n’est-il pas juste qu’on en fasse honneur à l’auteur ? Boileau se vanta, en prose et en vers[2], d’avoir eu Arnauld pour apologiste. Ne pourrai-je pas prendre la même liberté avec vous ? Je pars demain pour ma petite retraite des Délices ; j’espère que j’y trouverai vos ordres. J’ai besoin de quelque preuve qui fasse voir que je n’ai point manqué à ma parole. Une chose à laquelle je manquerai encore moins, c’est à la reconnaissance que je vous dois.

Il paraît que M. de Paulmy n’a point perdu sa place, et que le colonel Janus[3] n’a point gagné de victoire. Les fausses nouvelles dont nous sommes inondés sont assurément le moindre mal de la guerre.

Comme j’allais cacheter ma lettre, je reçois la vôtre ; vous me mettez au fait en partie. Il y a un petit fou[4] à Genève, mais aussi il y a des gens fort sages. J’aurais bien voulu que M. Bachy eût été votre voisin : c’est un homme fort aimable, philosophe, instruit ; on en aurait été bien content.

Il faut que je présente une requête par vos mains à M. le banneret de Freudenreich, protecteur de mon ermitage du Chêne. M. le docteur Tronchin m’a défendu le vin blanc. M. le bailli de Lausanne a toujours la bonté de me permettre que je fasse venir mon vin de France.

Mais à présent que je suis dans la ville, il me faudra un peu plus de vin, et je crains d’abuser de l’indulgence et des bons offices de monsieur le bailli. Quelques personnes m’ont dit qu’il fallait obtenir une patente de Berne ; je crois qu’en toute affaire le moindre bruit que faire se peut est toujours le mieux. Je m’imagine que la permission de monsieur le bailli doit suffire ; ne pourriez-vous pas consulter sur mon gosier M. le banneret de Freudenreich ? Je voudrais bien pouvoir avoir l’honneur d’humecter un jour, dans la petite retraite du Chêne, les gosiers de M. et de Mme de Freudenreich, et le vôtre. Je retourne demain aux Délices, voir mes prés, mes vignes et mes fruits, et mener ma vie pastorale ; c’est la plus douce et la meilleure. Je vous embrasse tendrement. V.

  1. Probablement la Lettre de Vernet, dont il est parlé tome XII, page 303.
  2. Voyez l’Êpitre x (de Boileau), à mes vers ; v. 122.
  3. Attaqué par deux majors-généraux autrichiens, près de Landshut, le 14 auguste précédent, Janus, colonel au service de Frédéric II, les avait repoussés vivement. (Cl.)
  4. Vernet.