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Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3416

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 263-264).

3416. — DE MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
Le 12 septembre.

Votre lettre m’a sensiblement touchée ; celle que vous m’avez adressée pour le roi a fait le même effet sur lui. J’espère que vous serez satisfait de sa réponse pour ce qui vous concerne ; mais vous le serez aussi peu que moi de ses résolutions. Je m’étais flattée que vos réflexions feraient quelque impression sur son esprit. Vous verrez le contraire dans le billet ci-joint.

Il ne me reste qu’à suivre sa destinée, si elle est malheureuse. Je ne me suis jamais piquée d’être philosophe. J’ai fait mes efforts pour le devenir. Le peu de progrès que j’ai fait m’a appris à mépriser les grandeurs et les richesses ; mais je n’ai rien trouvé dans la philosophie qui puisse guérir les plaies du cœur, que le moyen de s’affranchir de ses maux en cessant de vivre. L’état où je suis est pire que la mort. Je vois le plus grand homme du siècle, mon frère, mon ami, réduit à la plus affreuse extrémité. Je vois ma famille entière exposée au dangers et aux périls, ma patrie déchirée par d’impitoyables ennemis, le pays où je suis peut-être menacé de pareils malheurs. Plût au ciel que je fusse chargée toute seule des maux que je viens de vous décrire ! Je les souffrirais, et avec fermeté.

Pardonnez-moi ce détail. Vous m’engagez, par la part que vous prenez à ce qui me regarde, de vous ouvrir mon cœur. Hélas ! l’espoir en est presque banni. La fortune, lorsqu’elle change, est aussi constante dans ses persécutions que dans ses faveurs. L’histoire est pleine de ces exemples ; mais je n’y en ai point trouvé de pareils à celui que nous voyons, ni une guerre aussi inhumaine et cruelle, parmi des peuples policés. Vous gémiriez si vous saviez la triste situation de l’Allemagne et de la Prusse. Les cruautés que les Russes commettent dans cette dernière font frémir la nature. Que vous êtes heureux dans votre ermitage, où vous vous reposez sur vos lauriers, et où vous pouvez philosopher de sang-froid sur l’égarement des hommes ! Je vous y souhaite tout le bonheur imaginable. Si la fortune nous favorise encore, comptez sur toute ma reconnaissance ; et je n’oublierai jamais les marques d’attachement que vous m’avez données : ma sensibilité vous en est garant ; je ne suis jamais amie à demi, et je le serai toujours véritablement de frère Voltaire.


Wilhelmine.

Bien des compliments à Mme Denis ; continuez, je vous prie, d’écrire au roi.