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Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3434

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 282-285).

3434. — À M. TRONCHIN, DE LYON[1].
Lausanne, 20 octobre.

Votre amitié, monsieur, et votre probité éclairée me fortifient contre la répugnance que j’aurais naturellement à communiquer des idées qui peut-être sont très-hasardées ; je vous les soumets avec confiance.

Il n’a tenu qu’à moi, il y a près de deux ans, d’accepter du roi de Prusse des biens dont je n’ai pas besoin, et ce qu’on appelle des honneurs, dont je n’ai que faire. Il m’a écrit en dernier lieu avec une confiance que je juge même trop grande et dont je n’abuserai pas. Madame la margrave m’étonnerait beaucoup si elle faisait le voyage de Paris ; elle était mourante il y a quinze jours, et je doute qu’elle puisse et qu’elle veuille entreprendre ce voyage. Ce qu’elle m’a écrit, ce que le roi son frère m’a écrit, est si étrange, si singulier, qu’on ne le croirait pas, que je ne le crois pas moi-même, et que je n’en dirai rien, de peur de lui faire trop de tort.

Je dois me borner à vous avouer qu’en qualité d’homme très-attaché à cette princesse, d’homme qui a appartenu à son frère, et surtout d’homme qui aime le bien public, je lui ai conseillé de tenter des démarches à la cour de France. Je n’ai jamais pu me persuader qu’on voulût donner à la maison d’Autriche plus de puissance qu’elle n’en a jamais eu en Allemagne sous Ferdinand II, et la mettre en état de s’unir à la première occasion avec l’Angleterre plus puissamment que jamais. Je ne me mêle point de politique ; mais la balance en tout genre me parait bien naturelle.

Je sais bien que le roi de Prusse, par sa conduite, a forcé la cour de France à le punir et à lui faire perdre une partie de ses États. Elle ne peut empêcher à présent que la maison d’Autriche ne reprenne sa Silésie, ni même que les Suédois ne se ressaisissent de quelque terrain en Poméranie. Il faut sans doute que le roi de Prusse perde beaucoup ; mais pourquoi le dépouiller de tout ? Quel beau rôle peut jouer Louis XV en se rendant l’arbitre des puissances, en faisant les partages, en renouvelant la célèbre époque de la paix de Westphalie ! Aucun événement du siècle de Louis XIV ne serait aussi glorieux.

Il m’a paru que madame la margrave avait une estime particulière pour un homme respectable[2] que vous voyez souvent. J’imagine que si elle écrivait directement au roi une lettre touchante et raisonnée, et qu’elle adressât cette lettre à la personne dont je vous parle, cette personne pourrait, sans se compromettre, l’appuyer de son crédit et de son conseil. Il serait, ce me semble, bien difficile qu’on refusât l’offre d’être l’arbitre de tout, et de donner des lois absolues à un prince qui croyait, le 17 juin, en donner à toute l’Allemagne. Qui sait même si la personne principale, qui aurait envoyé la lettre de madame la margrave au roi, qui l’aurait appuyée, qui l’aurait fait réussir, ne pourrait pas se mettre à la tête du congrès qui réglerait la destinée de l’Europe ? Ce ne serait sortir de sa retraite honorable que pour la plus noble fonction qu’un homme puisse faire dans le monde ; ce serait couronner sa carrière de gloire.

Je vous avouerai que le roi de Prusse était, il y a quinze jours, très-loin de se prêter à une telle soumission. Il était dans des sentiments extrêmes et bien opposés ; mais ce qu’il ne voulait pas hier, il peut le vouloir demain ; je n’en serais pas surpris, et, quelque parti qu’il prenne, il ne m’étonnera jamais.

Peut-être que la personne principale dont je vous parle ne voudrait pas conseiller une nouvelle démarche à madame la margrave ; peut-être cet homme sage craindrait que ceux qui ne sont pas de son avis dans le conseil l’accusassent d’avoir engagé cette négociation pour faire prévaloir l’autorité de ses avis et de sa sagesse ; peut-être verrait-il à cette entremise des obstacles qu’il est à portée d’apercevoir mieux que personne ; mais s’il voit les obstacles, il voit aussi les ressources. Je conçois qu’il ne voudra pas se compromettre ; mais si, dans vos conversations, vous lui expliquez mes idées mal digérées, s’il les modifie, si vous entrevoyez qu’il ne trouvera pas mauvais que j’insiste auprès de madame la margrave, et même auprès du roi son frère, pour les engager à se remettre en tout à la discrétion du roi, alors je pourrais écrire avec plus de force que je n’ai fait jusqu’à présent. J’ai parlé au roi de Prusse, dans mes lettres, avec beaucoup de liberté : il m’a mis en droit de lui tout dire ; je puis user de ce droit dans toute son étendue, à la faveur de mon obscurité. Il m’écrit par des voies assez sûres ; j’ose vous dire que, si ces lettres avaient été prises, il aurait eu cruellement à se repentir. Je continue avec lui ce commerce très-étrange ; mais je lui écrirai ce que je pense avec plus de fermeté et d’assurance, si ce que je pense est approuvé de la personne dont vous approchez. Vous jugez bien que son nom ne serait jamais prononcé.

Je sais bien qu’après les procédés que le roi de Prusse a eus avec moi, il est fort surprenant qu’il m’écrive, et que je sois peut-être le seul homme à présent qu’il ait mis dans la nécessité de lui parler comme on ne parle point aux rois ; mais la chose est ainsi. C’est donc à vous, mon cher monsieur, à développer à l’homme respectable dont il est question ma situation et mes sentiments avec votre prudence et votre discrétion ordinaires. Je n’ai besoin de rien sur la terre que de santé ; toute mon ambition se borne à n’avoir pas la colique, et je crois que le roi de Prusse serait très-heureux s’il pensait comme moi.


BILLET SEPARÉ.

J’ai quelque envie de jeter au feu la lettre que je viens de vous écrire ; mais on ne risque rien en confiant ses châteaux en Espagne à son ami. Vous pourriez, dans quelque moment de loisir, dire la substance de ma lettre à la personne en question ; vous pourriez même la lui lire, si vous y trouviez jour, si vous trouviez la chose convenable, s’il en avait quelque curiosité. Vous en pourriez rire ensemble ; et, quand vous en aurez bien ri, je vous prierai de me renvoyer ce songe que j’ai mis sur le papier, et que je ne crois bon qu’à vous amuser un moment.

  1. Éditeurs de Cayrol et François.
  2. Le cardinal de Tencin.