Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3453

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 298-300).

3453. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Au Délices, 19 novembre.

Vous avez un cœur plus tendre que le mien, mon cher ange ; vous aimez mieux mes tragédies que moi. Vous voulez qu’on parle d’amour, et je suis honteux de nommer ce beau mot avec ma barbe grise. Toutes mes bouteilles d’eau rose sont à l’autre bout du grand lac, à Lausanne. J’y ai laissé Fanime et la Femme qui a raison, et tout l’attirail de Melpomène et de Thalie ; c’est à Lausanne qu’est le théâtre. Nous plantons aux Délices, et actuellement je ne pourrais que traduire les Géorgiques. Cependant je vous envoie à tout hasard le petit billet[1] que vous demandez. Je croyais l’avoir mis dans ma dernière lettre ; j’ai encore des distractions de poëte, quoique je, ne le sois plus guère. Je serais bien fâché, mon divin ange, de donner des spectacles nouveaux à votre bonne ville de Paris, dans un temps où vous ne devez être occupé qu’à réparer vos malheurs et votre humiliation ; il faut qu’on ait fait ou d’étranges fautes, ou que les Français soient des lévriers qui se soient battus contre des loups. Luc n’avait pas vingt-cinq mille hommes, encore étaient-ils harassés de marches et de contre-marches. Il se croyait perdu sans ressource, il y a un mois ; et si bien, si complètement perdu, qu’il me l’avait écrit ; et c’est dans ces circonstances qu’il détruit une armée de cinquante mille hommes. Quelle honte pour notre nation ! Elle n’osera plus se montrer dans les pays étrangers. Ce serait là le temps de les quitter, si malheureusement je n’avais fait des établissements fort chers, que je ne peux plus abandonner.

Ces correspondances[2], dont on vous a parlé, mon cher ange, sont précisément ce qui devrait engager à faire ce que vous avez eu la bonté de proposer, et ce que je n’ai pas demandé. Je trouve la raison qu’on vous a donnée aussi étrange que je trouve vos marques d’amitié naturelles dans un cœur comme le vôtre.

Si Mme de Pompadour avait encore la lettre que je lui écrivis quand le roi de Prusse m’enquinauda[3] à Berlin, elle y verrait que je lui disais qu’il viendrait un temps où l’on ne serait pas fâché d’avoir des Français dans cette cour. On pourrait encore se souvenir que j’y fus envoyé en 1743, et que je rendis un assez grand service ; mais M. Amelot, par qui l’affaire avait passé, ayant été renvoyé immédiatement après, je n’eus aucune récompense. Enfin je vois beaucoup de raisons d’être bien traité, et aucune d’être exilé de ma patrie : cela n’est fait que pour des coupables, et je ne le suis en rien.

Le roi m’avait conservé une espèce de pension que j’ai depuis quarante ans[4], à titre de dédommagement ; ainsi ce n’était pas un bienfait, c’était une dette comme des rentes sur l’Hôtel de Ville. Il y a sept ans que je n’en ai demandé le payement ; vous voyez que je n’importune pas la cour.

Le portrait que vous daignez demander, mon cher ange, est celui d’un homme qui vous est bien tendrement uni, et qui ne regrette que vous et votre société dans tout Paris, L’Académie aura la copie du portrait peint par La Tour. Il faut que je vous aime autant que je fais pour songer à me faire peindre à présent. Quant au roman[5] que vous m’envoyez, il faudrait en aimer l’auteur autant que je vous aime, pour le lire ; et vous savez que je n’ai pas beaucoup de temps à perdre. Il faut que je démêle dans l’Histoire du monde, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, ce qui est roman et ce qui est vrai. Cette petite occupation ne laisse guère le loisir de lire les Anecdotes syriennes et égyptiennes.

Puisque vous avez un avocat nommé Doutremont[6], je changerai ce nom dans la Femme qui a raison ; j’avais un Doutremont dans cette pièce. Je me suis déjà brouillé avec un avocat qui se trouva par hasard nommé Gripon : il prétendit que j’avais parlé de lui, je ne sais où.

M. le maréchal de Richelieu me boude et ne m’écrit point. Il trouve mauvais que je n’aie pas fait cent lieues pour l’aller voir.

  1. Le compliment dont il est question dans le deuxième alinéa de la lettre 3446.
  2. Avec Frédéric, que Voltaire engageait, au mois d’août précédent, à faire la paix.
  3. Mot dont La Fontaine enrichit notre langue, en 1680, dans sa satire intitulée le Florentin.
  4. La pension était de 2,000 francs, et datait de 1719.
  5. Celui du marquis de Thibouville ; voyez la note de la page suivante.
  6. Voyez la note, tome IV, page 573.