Aller au contenu

Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3494

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 333-334).

3494. — À M. BERTRAND.
À Lausanne, 24 décembre.

Mon cher philosophe, si votre thermomètre à l’air est si au-dessous de la glace, je m’imagine que le thermomètre de votre appartement est, comme le mien, tout près de l’eau bouillante. Je compte passer mon hiver dans le climat doux que je me suis fait au milieu des glaces, et que la liberté me rend encore plus doux.

Je plains le roi de Prusse d’acquérir tant de gloire aux dépens de tant de sang. Je plains les Français qui vont se faire tuer à deux cents lieues de leur pays, et les Suisses qui les accompagnent, et les peuples qu’ils pillent, et les ministres de Genève qui, lassés de leur vie douce, veulent l’empoisonner en excitant contre eux-mêmes une tempête dont M. d’Alembert ne fera que rire. Je n’ai point vu l’article ; je sais seulement que d’Alembert n’a eu d’autre intention que de faire leur éloge. Il faut qu’ils le méritent par leur circonspection.

J’avais vu les petits vers de l’horloger[1] de Genève ; on les a un peu rajustés, mais il est toujours singulier qu’un horloger fasse de si jolies choses. Sa pendule va juste, et il paraît qu’il pense comme vous. C’est aussi le sentiment de tous les magistrats de Genève sans exception. Vous voyez que les mœurs se sont perfectionnées ; on déteste les atrocités de ses pères. Les misérables qui voudraient justifier l’assassinat de Servet, ou de du Bourg, ou de Harndveldt, et de tant d’autres, sont indignes de leur siècle. Quoi qu’en dise l’horloger, un historien n’a point tort de regarder la conduite de Calvin envers Servet comme très-criminelle. Le ministre de Genève a chargé depuis peu un de ses amis de consulter des manuscrits de Calvin qui sont à Paris dans la Bibliothèque royale. Il croyait y trouver sa justification ; son ami y a trouvé tant de choses atroces qu’il en est honteux. Malheur à quiconque est encore calviniste ou papiste ! Ne se contentera-t-on jamais d’être chrétien ! Hélas ! Jésus-Christ n’a fait brûler personne ; il aurait fait souper avec lui Jean Hus et Servet.

J’ai acheté auprès de Genève une maison qui me coûte plus de cent mille livres ; voilà ce que je brûlerais demain, si la tolérance et la liberté que j’ai cherchées étaient proscrites. J’ai quitté des rois pour cette liberté, et je serai encore libre auprès d’eux quand je le voudrai. Mais il vaut mieux être à soi-même qu’à un roi ; et c’est ce qui me retient sur les bords du lac Léman, où je voudrais bien vous embrasser.

Mille respects à M. et Mme de Freudenreich. V.

  1. Il s’appelait Rival : ses vers sont rapportés dans le Commentaire historique.