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Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3499

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 337-338).

3499. — À M. BERTRAND.
À Lausanne, 27 décembre.

Je vous souhaite une bonne et tranquille année, mon cher philosophe, car rien de bon sans tranquillité. J’épargne une lettre inutile à monsieur le banneret et à madame[1] ; mais je m’adresse à vous pour leur présenter mes tendres respects, et mes vœux bien sincères pour leur conservation et pour leur félicité, dont ils sont si dignes. Ma nièce se joint à moi et partage tout mon attachement. Que nous serions flattés s’ils pouvaient honorer de leur présence ce séjour tranquille, cette petite retraite de Lausanne que nous avons ornée dans l’espérance de les y recevoir un jour avec vous ! Iste angulus mihi semper ride[2]. Je ne crois pas que j’aille jamais ailleurs, malgré les sollicitations qu’on me fait. Quand on est aussi agréablement établi, il ne faut pas changer. Patria ubi bene doit être ma devise.

J’ai lu enfin l’article Genève de l’Encyclopédie, qui fait tant de bruit.


Non nostrum inter vos tantas componere lites.

(Virg. od. iii, v. 108.)

Je trouve seulement les Genevois très-heureux de n’avoir que de ces petites querelles paisibles, tandis qu’on s’égorge depuis le lac des Puants[3] jusqu’à l’Oder, et qu’on teint de sang la terre et les mers.

Il faut que ceux qui sont destinés à prêcher la paix soient au moins pacifiques. Le grand mal, messieurs, qu’on vous accuse un peu de variations ! Eh ! qui n’a pas varié ? Le premier siècle ressemble-t-il au quatrième ? et milord Pierre[4] n’a-t-il pas couvert de rubans et de franges l’habit simple et uni qu’il avait reçu d’un père très-uni ?

Les dogmes ne se sont-ils pas accumulés d’âge en âge ? On dit que vous revenez à la simplicité des premiers temps, que vous abandonnez l’architecture gothique, chargée de vains ornements, pour la noble architecture des Grecs. Vous fait-on si grand tort ?

M. d’Alembert, à ce que vous dites, serait très-fâché que des inquisiteurs le louassent d’être tout prêt à faire brûler des hérétiques. Sans doute il recevrait fort mal ce bel éloge, qu’il n’a jamais mérité ; mais en est-il de même de ceux qu’il loue de vouloir embrasser la simplicité des premiers temps ? Il ne dit que ce qu’il leur a entendu dire vingt fois. Il révèle leur secret, je l’avoue ; mais ce secret est celui de la comédie ; rien n’est plus public parmi vous autres que ce secret. S’ils désavouent leurs sentiments, ils se feront peu d’honneur ; s’ils les publient, ils s’attireront des disputes. Que faut-il donc faire ? rien ; se taire, vivre en paix, et manger son pain à l’ombre de son figuier ; laisser aller le monde comme il va, recommander la morale et la bienfaisance, et regarder tous les hommes comme nos frères. C’est ce que je leur souhaite. Je vous embrasse tendrement, mon cher théologien, humain et philosophe.

  1. De Freudenreich.
  2. Horace, livre II, ode vi, vers 13-14.
  3. Dans le Canada.
  4. C’est-à-dire saint Pierre, ou plutôt le vicaire de Jésus-Christ, le pontife romain.