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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3504

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 344-346).

3504. — À M. TRONCHIN, DE LYON[1].
Lausanne, 3 janvier 1758.

Voici ce que le confident de madame la margrave m’écrit : « On croit, comme vous, qu’il faut faire la paix. Le roi de Prusse le désire, à ce qu’il paraît. Je voulais vous dire les obstacles que j’envisage ; mais les ordres de Son Altesse royale m’obligent à renvoyer mes idées à une autre poste. Je ne sais si elle vous écrira par celle-ci ; mais je peux vous assurer que vous n’êtes oublié ni dans les succès ni dans les triomphes. »

Cette année sera peut-être celle de nos malheurs, comme 1757 a été l’année des vicissitudes. Si la victoire de Lissa est aussi complète que le roi de Prusse le dit ; s’il a vingt mille prisonniers comme il s’en vante, malgré l’improbabilité du nombre ; s’il est secouru des Anglais, comme il y a grande apparence, voilà en Allemagne une balance établie, et les deux plats de la balance seront chargés de cadavres et vides d’argent. L’Allemagne sera divisée et affaiblie, et, en ce cas, la France sera plus heureuse que si elle avait agrandi la maison d’Autriche par des victoires funestes.

Mais aussi, d’un autre côté, s’il arrive de nouvelles infortunes aux armées de France ; si les Hanovriens, aidés des Prussiens, font en 1758 ce que les pandours firent en 1742 ; s’ils nous chassent, si nos armées et notre argent sont dissipés, si enfin la Prusse victorieuse se réunit un jour avec l’Autriche contre la France, et si les anciennes haines l’emportent sur les nouveaux traités, la France aurait alors autant à craindre qu’à se repentir, et ce ne serait qu’en ruinant ses finances qu’elle pourrait résister sur mer et sur terre.

Prenons à présent la chose d’une autre face. Il peut se faire que le maréchal de Richelieu batte l’armée de Hanovre, que les Russes et les Suédois fassent la guerre sérieusement, que les Autrichiens, alors plus libres dans leurs opérations, pressent le roi de Prusse malgré toutes ses victoires.

Encore un autre cas plus vraisemblable. Que tous les succès soient balancés, que le roi de Prusse désire sincèrement la paix, comme je le crois, la France ne peut-elle pas alors conclure cette paix avec bienséance ? Mais, dans tous les cas possibles, le roi de Prusse peut-il se détacher des Anglais, qui lui érigent une statue, et qui vont lui donner des subsides ? La France peut-elle se détacher de la maison d’Autriche, pour n’avoir plus aucun allié ? Il parait qu’on s’est mis dans un labyrinthe dont aucun fil ne peut nous tirer, et qu’on n’en peut sortir que l’épée à la main.

En effet, que proposer ? Et à qui faire des propositions ? Sera-ce aux Hanovriens, après la rupture de leur capitulation ? au roi de Prusse, après avoir été si honteusement battus par lui ? aux Autrichiens, après des traités si récents ? Peut-on négocier séparément avec quelque puissance ? Et n’est-on pas réduit à attendre que tous les partis, également affaiblis et déchirés, désirent une paix nécessaire ?

La postérité aura peine à croire qu’un marquis de Brandebourg se soit soutenu seul contre la France, l’Autriche, la moitié de l’empire, la Russie, la Suède ; mais enfin ce miracle est arrivé, il subsiste, et tout ce que la France peut faire aujourd’hui, c’est de se soutenir contre Hanovre. Cette humiliation est étrange et unique ; mais il la faut dévorer.

Je suis très-persuadé que si la personne respectable que vous connaissez, et qui connaît si bien l’Europe, avait été à la tête des affaires, elles ne seraient pas dans ces tristes termes. Plût à Dieu qu’il fît servir son génie et les ressources de sa prudence à finir glorieusement un tel embarras ?

Son Éminence aura incessamment une lettre de la sœur ; mais que peut faire le frère ? Il désire la paix, oui ; mais à condition qu’il gardera toute la Silésie, à condition qu’il restera uni avec Hanovre, dont il est garant. Encore une fois, je ne vois qu’un nuage épais, et je n’espère que dans les lumières de l’homme supérieur qui peut percer ce nuage.

Je vous ai confié mes doutes et mon ignorance ; c’est tout ce que j’ai à vous présenter pour vos étrennes.

En voici bien d’une autre ! À bon jour, bonne œuvre.

Le jour de l’an, une couturière, apprentie femme de chambre de ma nièce, déclare qu’elle est grosse d’un laquais, nommé André : pourrait-on recevoir la pauvrette à Lyon ? Elle a l’honneur d’être huguenote, et mon laquais celui d’être papiste : franchement, il faudrait que monsieur le cardinal la convertît ; elle est jeune, jolie ; ce serait une œuvre pie ; mais, en attendant, il faut qu’elle accouche. Y a-t-il quelque âme honnête qui pût se charger d’elle et mettre son enfant aux orphelins de Lyon ?

  1. Éditeurs, de Cayrol et François. — Cette lettre, toute diplomatique, est fort curieuse.