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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3631

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 466-468).

3631. — À M. DE SAINT-LAMBERT.
Le 9 juillet 1758.

Mon cher Tibulle, votre lettre a ragaillardi le vieux Lucrèce. Je ne me pendrai absolument pas comme fit le bon philosophe, et j’ai la plus grande envie de vivre avec tous. Je suis pénétré des bontés de M. de Boufflers, et je voudrais l’en venir remercier. Voici mon cas : je suis depuis quelques jours chez l’électeur palatin ; par reconnaissance, je lui suis attaché, tout souverain qu’il est, parce qu’il m’a fait un très-grand plaisir, et j’ai fait cent quarante lieues pour lui dire que je lui suis obligé. J’en ferais davantage pour votre cour, pour Mme de Boufflers et pour vous.

J’ai toute ma famille dans un de mes ermitages nommé les Délices, auprès de Genève. Je suis devenu jardinier, vigneron et laboureur. Il faut que je fasse en petit ce que le roi de Pologne fait en grand ; que je plante, déplante, et bâtisse des nids à rat quand il rêve des palais. Je déteste les villes, je ne puis vivre qu’à la campagne, et, étant vieux et malingre, je ne peux vivre que chez moi ; il est fort insolent d’avoir deux chez-moi, et d’en vouloir un troisième ; mais ce troisième m’approcherait de vous. J’ai très-bonne compagnie à Lausanne et à Genève ; mais vous êtes meilleure compagnie. Mes Délices n’ont que soixante arpents, coûtent fort cher, et ne me rapportent rien du tout : c’est d’ailleurs terre hérétique dans laquelle je me damne visiblement, et j’ai voulu me sauver avec la protection du roi de Pologne. Fontenoy m’a paru tout propre à faire mon salut, attendu qu’il me rapporte dix mille livres de rente et que j’enrage d’avoir des terres qui ne me rapportent rien. Je ne peux abandonner absolument mes Délices, qui sont, révérence parler, ce qu’il y a de plus joli au monde pour la situation. Craon est un beau nom ; Fontenoy aussi, à cause de la bataille. Craon n’est-il pas une maison de plaisance, et puis c’est tout ? Il n’y a rien là à cultiver, à labourer et planter. J’ai une nièce qui joue Mérope et Alzire à merveille, toute grosse et courte qu’elle est, et qui, malgré le droit des gens de Puffendorf et de Grotius, a été traînée dans les boues à Francfort-sur-le-Mein, en prison, au nom de Sa gracieuse Majesté le roi de Prusse ; et comme ce monarque ne fait rien pour elle, du moins jusqu’à présent, je me crois obligé, en conscience, de lui laisser une bonne terre, un bon fonds, un bien assuré : voilà ce qui m’a fait penser à Fontenoy. Il n’y a plus qu’une petite difficulté, c’est de savoir si on vend cette terre. Quoi qu’il en soit, la tête me tourne de l’envie de vous revoir. Ma reconnaissance à Mme de Boufflers. Si vous voyez l’évêque de Toul[1], dites-lui que le bruit de ses sermons est venu jusque dans le pays de Calvin, et que ce bruit-là m’a converti tout net.

Avez-vous à Commercy M. de Tressan ? C’est bien le meilleur et le plus aimable esprit qui soit en France ; et M. Devaux, jadis Panpan, est-il aussi à Commercy ? Conservez-moi un peu d’amitié. Comment va votre machine, jadis si frêle ? Je suis un squelette de soixante-quatre ans, mais avec des sentiments vifs, tels que vous les inspirez.

Mandez-moi aux Délices près de Genève de quoi il est question, et raimez un peu

le Suisse Voltaire.

  1. Claude Drouas de Boussey, né en 1713, sacré évêque de Toul en 1754.