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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3670

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 511-512).


3670. — À M. THIERIOT.
Aux Délices, 3 octobre.
Urbis amator[1] credule Galle,


vous êtes donc tous fous avec votre bataille du 26 ! Le fait est que les Russes ont perdu environ quinze mille hommes le 25, et n’avaient nulle envie de se battre le 26 ; que Frédéric, après les avoir vaincus, et les avoir mis hors d’état de pénétrer plus avant, a couru dégager son frère ; qu’il a fait repasser les montagnes au comte de Daun, et qu’on est à peu près au même état où l’on était avant cette funeste guerre.

Maupertuis crèverait s’il savait que le roi son maître m’a écrit deux lettres depuis sa bataille de Custrin ; mais je n’en suis ni enorgueilli ni séduit.

Les deux couplets[2] sur le livre d’Helvétius sont assez jolis ; mais il me paraît qu’en général il y a beaucoup d’injustice et bien peu de philosophie à taxer de matérialisme l’opinion que les sens sont les seules portes des idées. L’apôtre de la raison, le sage Locke, n’a pas dit autre chose ; et Aristote l’avait dit avant lui. Le gros de votre nation ne sera jamais philosophe, quelque peine qu’on prenne à l’instruire.

J’ai reçu les manuscrits concernant la Russie : ce sont des anecdotes de médisance, et par conséquent cela n’entre pas dans mon plan.

Pour Jean-Jacques, il a beau écrire contre la comédie, tout Genève y court en foule. La ville de Calvin devient la ville des plaisirs et de la tolérance. Il est vrai que je ne vais presque jamais à Genève ; mais on vient chez moi, ou plutôt chez mes nièces. Mon ermitage est charmant dans la belle saison.

[3]Je vous suis très-obligé, mon cher et ancien ami, du livre[4] que vous me destinez. Le bruit qu’a fait ce livre m’a engagé à relire Locke. J’avoue qu’il est un peux diffus : mais il parlait à des esprits prévenus et ignorants, auxquels il fallait présenter la raison sous tous les aspects et sous toutes les formes. Je trouve que ce grand homme n’a pas encore la réputation qu’il mérite. C’est le seul métaphysicien raisonnable que je connaisse ; et, après lui, je mets Hume.

Bonsoir ; il est vrai que je me suis amusé avec la Femme qui a raison ; mais c’est pour notre troupe, et non pas pour la vôtre : Scurror mihi, non populo[5].

Madras pris ! quel conte ! il n’y a que des La Bourdonnais qui le prennent. Ils en ont été bien payés !

  1. Horace, livre Ier, épître x, vers 1.
  2. Ces couplets sont dans la Correspondance littéraire de Grimm, 1er septembre 1758.
  3. Les trois derniers alinéas de cette lettre semblent appartenir à une autre lettre que ce qui précède. (15.)
  4. Celui d’Helvétius ; voyez lettre 3652.
  5. Horace, livre Ier, épître xvii, vers 19. dit :

    Scurror ego ipse mihi, populo tu.