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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3681

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 519-520).

3681. — À M. THIERIOT.
18 octobre.

M. Helvétius m’a envoyé son Esprit, mon ancien ami ; ainsi vous voilà délivré du soin de me le faire parvenir : je ne veux pas avoir double esprit comme Elisée[1]. Je suis peu au fait des cabales de votre Paris et de votre Versailles ; j’ignore ce qui a excité un si grand soulèvement contre un philosophe estimable qui (à l’exemple de saint Matthieu) a quitté la finance pour suivre la vérité[2]. Il ne s’agit, dans son livre, que de ces pauvres et inutiles vérités philosophiques qui ne font tort à personne, qui sont lues par très-peu de gens, et jugées par un plus petit nombre encore, en connaissance de cause. Il y a tel homme dont la signature, mise au bas d’une pancarte mal écrite, fait plus de mal à une province que tous les livres des philosophes n’en pourront jamais causer. Cependant ce sont ces philosophes, incapables de nuire, qu’on persécute.

Je ne suis pas de son avis en bien des choses, il s’en faut beaucoup ; et s’il m’avait consulté, je lui aurais conseillé de faire son livre autrement ; mais, tel qu’il est, il y a beaucoup de bon, et je n’y vois rien de dangereux. Ou dira peut-être que j’ai les yeux gâtés.

Il faut qu’Helvétius ait quelques ennemis secrets qui aient dénoncé son livre aux sots, et qui aient animé les fanatiques. Dites-moi donc ce qui lui a attiré un tel orage ; il y a cent choses beaucoup plus fortes dans l’Esprit des lois, et surtout dans les Lettres persanes. Le proverbe est donc bien vrai qu’il n’y a qu’heur et malheur en ce monde.

Au lieu de me faire avoir cet Esprit, pourriez-vous avoir la charité de m’indiquer quelque bon atlas nouveau, bien fait, bien net, où mes vieux yeux vissent commodément le théâtre de la guerre et des misères humaines ? Je n’ai que d’anciennes cartes de géographie ; c’est peut-être le seul art dans lequel les derniers ouvrages sont toujours les meilleurs. Il n’en est pas de même, à ce que je vois, des pièces de théâtre, des romans, des vers, des ouvrages de morale, etc.

Je dicte ce rogaton, mon cher ami, parce que je suis un peu malade aujourd’hui ; mais j’ai toujours assez de force pour vous assurer de ma main que je vous aime de tout mon cœur.

  1. IV. Rois, ii, 9.
  2. Matthieu, ix, 9 ; voyez tome X, une des notes de Voltaire sur son Russe à Paris.