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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3724

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 554-555).
3724. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 19 décembre.

Mon cher ange, vous étendez les deux bouts de vos ailes sur tous mes intérêts. Vous voulez que je vous voie et qu’Oreste réussisse : ce seraient là deux résurrections dont la première me serait bien plus chère que l’autre. Je suis un peu Lazare dans mon tombeau des Alpes. Je vous ai envoyé mon visage de Lazare, il y a un an, et si vous tardez à le faire placer à l’Académie, sous la face grasse de Babet#1, bientôt je n’en aurai plus du tout à vous offrir. Je deviens plus que jamais pomme tapée. Ne comptez jamais de ma part sur un visage, mais sur le cœur le plus tendre, toujours vif, toujours neuf toujours plein de vous.

Oui, sans doute, la scène de l’urne est très-changée et très-grecque ; et croyez-moi, les Français, tout Français qu’ils sont, y reviendront, comme les Italiens et les Anglais. Ce n’est qu’à la longue que les suffrages se réunissent sur certains ouvrages et sur certaines gens.

Il n’y avait, à mon sens, autre chose à reprendre que l’instinct trop violent de la nature, dans la scène de reconnaissance ; et pour rendre cet instinct plus vraisemblable et plus attendrissant il n’y a qu’un vers à changer. Electre dit :


D’où vient qu’il s’attendrit ? je l’entend qui soupire.


Voici ce qu’il faut mettre à la place :


oreste

malheureuse Electre !

électre

Il me nomme, il soupire,
Les remords en ces lieux ont-ils donc quelque empire, etc. ?

(Oreste, acte IV, scène v.)

À l’égard de la fin, plus j’y pense, plus je crois qu’il faut la laisser comme elle est ; et je suis très-persuadé, étant hors de l’ivresse de la composition, de l’amour-propre, et de la guerre du parterre, que cette pièce, bien jouée, serait reçue comme Sémiramis, qui manqua d’abord son coup, et qui fait aujourd’hui son[1] effet. Ce serait une consolation pour moi, et de la gloire pour vous, si vous forciez le public à être juste.

Pour Fanime, il y a longtemps que j’y ai donné les coups de pinceau que vous vouliez, et je vous l’enverrais sur-le-champ si vous me promettiez que les comédiens n’auraient pas l’insolence d’y rien changer. Ils furent sur le point de faire tomber l’Orphelin de la Chine, en retranchant une scène nécessaire qu’ils ont été obligés de remettre. Ils allèrent jusqu’à donner à un confident un nom qui est hébreu[2] ; vous sentez combien cela irrite et décourage. La Femme qui a raison est dans le même cas ; mais je vous avoue que j’aime mieux cent fois labourer mes terres, comme je fais, que de me voir exposé à l’humiliation d’être corrigé et gâté par des comédiens.

Quand je parle de labourer la terre, je parle très à la lettre. Je me sers du nouveau semoir[3] avec succès, et je force notre mère commune à donner moitié plus qu’elle ne donnait. Vous souvenez-vous que, quand je me fis Suisse, le président de Brosses vous parla de me loger dans un château qu’il a entre la France et Genève ? Son château était une masure faite pour des hiboux ; un comté, mais à faire rire ; un jardin, mais où il n’y avait que des colimaçons et des taupes ; des vignes sans raisin, des campagnes sans blé, et des étables sans vaches. Il y a de tout actuellement, parce que j’ai acheté son pauvre comté par bail emphytéotique, ce qui, joint à Ferney, compose une grande étendue de pays qu’on peut rendre aisément fertile et agréable. Ces deux terres touchent presque à mes Délices. Je me suis fait un assez joli royaume dans une république. Je quitterai mon royaume pour venir vous embrasser, mon cher et respectable ami ; mais je ne le quitterais pas assurément pour aucun autre avantage, quel qu’il pût être.

Ne pensez-vous pas que, vu le temps qui court, il vaut mieux avoir de beaux blés, des vignes, des bois, des taureaux et des vaches, et lire les Géorgiques, que d’avoir des billets de la quatrième loterie, des annuités premières et secondes, des billets sur les fermes, et même des comptes à faire à Cadix ? Qu’en dites-vous ? Et de Babeta, quid ? et quid de rege hispano ? et des nouvelles destructions qu’on nous promet pour l’année prochaine ? Prenez du lait, madame, engraissez, dormez, et que tous les anges se portent bien.

  1. Beruis.
  2. Sans doute le nom d’Azir au lieu de celui d’Étan.
  3. Celui de Lullin de Châteauvieux.