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Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3728

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 559-561).

3728. — À M. LE PRÉSIDENT DE BROSSES[1].

Effagit, evasit, erupit, dans le temps qu’on le cherchait partout pour souper, pour lui faire hommage lige, et que toute la famille des Délices voulait demander ses ordres. Mais, monsieur, je ne vous en tiens pas quitte, et je prétends bien que vous aurez la bonté de venir voir le nouvel appartement que je vais faire à Tournay, dès qu’il ne gèlera plus.


Eh bien ! défendez-vous au sage
De travailler pour le bonheur d’autrui ?
Cela même est un bien que je goûte aujourd’hui.


À propos de bonheur, monsieur, vous avez entendu dire quelque chose du bonheur éternel que le curé de Moin[2] veut procurer à cinq familles de Ferney qui sont seules restées dans ce malheureux village, ayant droit de communes. Il veut les envoyer vite au ciel en les faisant mourir de faim. Ce scélérat, reconnu pour le plus exécrable chicaneur de la province, alla solliciter trois procès à Dijon, et il a fait payer tous les frais de son séjour aux pauvres de Ferney, qui labouraient leur petit champ tandis qu’il poursuivait contre eux un procès dont ils n’étaient pas instruits. Le fond de la vexation est une dîme de novailles dont les pauvres de Ferney, nommés pauvres, et pauvres d’effet, sont en possession depuis plus d’un siècle à titre de charité et de dédommagement. M. de Montréal, aussi processif que ce détestable curé, avait donné un procureur nommé Genot à ces pauvres, et avait avancé cinquante écus, qu’il a repris. Le Genot, en digne procureur, a sucé ce qui restait de sang à ces pauvres, à ces imbéciles. Le fonds est trente livres de rente, la forme est le diable, et mes pauvres en sont pour quinze cents livres de frais. La commune n’a pour tout bien qu’un petit pré submergé, et quelques enfants que le curé de Moin pourra faire rôtir s’il veut, pour lui et pour Paquette sa servante. Pourrait-on, monsieur, présenter requête à la chambre des enquêtes qui les a condamnés, pour avoir un délai d’une année ? Vos belles chiennes de lois françoises ou françaises, ou gombettes ou romaines, permettent-elles que des gens écorchés demandent un répit pendant lequel la peau leur reviendra, pour la porter en offrande à monsieur le curé ? Ayez compassion des malheureux : vous n’êtes pas prêtre. Voyez au nom de l’humanité ce qu’on peut faire pour les idiots de Ferney. Instruisez-moi, je vous en conjure.

Quoi ! M. Lebeau[3] m’envoie du plant de Bourgogne, et vous ne m’en envoyez pas ! et vous n’avez pas soin de votre vigne ! Allons donc, monsieur, quatre mille petits ceps pour l’amour de Dieu ! Je fais déjà travailler à vos hutins. Quelle pitié ! Dans quel état noble ivrogne Chouet a mis votre terre ! Que vous êtes heureux d’avoir fini avec lui ! Venez, venez dans un an, vous trouverez les choses bien changées.

J’ai fait mon entrée comme Sancho-Pança dans son île. Il ne me manquait que son ventre. Votre curé m’a harangué. Chouet m’a donné un repas splendide dans le goût de ceux d’Horace et de Boileau, fait par le traiteur des Patis ou Paquis[4]. Les sujets ont effrayé mes chevaux avec de la mousqueterie et des grenades ; les filles m’ont apporté des oranges dans des corbeilles garnies de rubans. Le roi de Prusse me mande que je suis plus heureux que lui ; il a raison, si vous me conservez vos bontés, et si je ne suis jamais inquiété dans mon ancien dénombrement. Je vous présente mon respect.

Madame, je vous demande pardon de ne vous avoir présenté qu’un demi-cent d’épingles ; mais vous êtes la fille de mon intime ami, M. de Crèvecœur[5]. Je n’ai plus le sou ; et vous pardonnerez la liberté grande. V.


Le propre jour de Noël. Cela fait souvenir
des Noëls bourguignons.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Moëns, paroisse voisine de Ferney. Ce curé se nommait Aucian.
  3. Antoine-Jean-Gahriel Le Bault (non Leboau), une des meilleures têtes du parlement, et propriétaire du climat de Corton, l’un des premiers crus de la Bourgogne. (Note du premier éditeur.)
  4. Hameau voisin de Tournay.
  5. Voltaire avait connu, dès l’âge de sept ans, M. de Crèvecœur, neveu de l’abbé de Saint-Pierre et père de Mme de Brosses. (Note du premier éditeur.)