Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4855
Paire d’anges, Mme Scaliger[1] est plus que Scaliger ; elle a du génie : je suis plein de reconnaissance et de vénération. C’est encore peu que du génie, elle est bon génie. Assez de dames disent leurs dégoûts, assez disent, en tournant la tête : Ah ! l’horreur ! et puis vont jouer et souper ; mais trouver le mal et le remède, cela n’est pas du train ordinaire. Je ne peux encore prendre un parti sur ce qu’elle propose ; j’avais fait ce Cassandre ou cette Olympie uniquement pour le cinquième acte. Je voulais hasarder de faire voir une femme mourant de douleur ; je me disais : Le président Hénault, dans son petit livre[2], fait mourir vingt ministres de chagrin ; pourquoi Statira n’en mourrait-elle pas ? En la peignant, surtout dès le second acte, accablée de ses douleurs, et languissante, et invoquant la mort, et n’attendant que ce moment, cela n’était-il pas cent fois plus touchant, cent fois plus naturel que de faire expirer de douleur, en un seul verset d’une seule bouchée, une sotte princesse, dans Suréna ? Ah ! que cela est beau ! disaient les cornéliens que j’ai vus dans ma jeunesse.
Non, je ne pleure point, madame ; mais je meurs.
Et moi je dis : Que cela est froid ! que cela est pauvre ! Ah ! ce que je commente ne me plaît guère. Enfin pourquoi un bûcher ne vaudrait-il pas le pont aux ânes du coup de poignard ?
Pourquoi, avant-hier[3], un acteur qui lisait la pièce aux autres acteurs qui vont la jouer chez moi, dans huit jours, nous fit-il tous fondre en larmes ? Attendons ces huit jours ; laissez-moi jouer la pièce telle que je l’ai achevée, laissez-moi reprendre mes esprits ; je n’en peux plus, je sors du bal, ma tête n’est point à moi, — Un bal, vieux fou ? un bal dans tes montagnes ? et à qui l’as-tu donné ? aux blaireaux ? — Non, s’il vous plaît ; à très-bonne compagnie, car voici le fait : nous jouâmes hier le Droit du Seigneur, et cela sur un théâtre qui est plus joli, plus brillant que le vôtre assurément. Notre théâtre est favorable aux cinquièmes actes ; la fin du quatrième fut reçue très-froidement, comme elle mérite de l’être ; mais à ces vers : Je vais partir… Je ne partirai plus ; Avouez donc la gageure perdue… J’aime… Eh bien donc, régnez ; à ces vers si vrais, si naturels, si indignement retranchés, il partait des applaudissements des mains et du cœur. J’avoue que la pièce est bien arrondie ; ; mais enfin c’est notre cinquième acte qui a plu. — À des Allobroges, direz-vous. — Non ; à des gens d’un goût très-sûr, et dont l’esprit n’est ni frelaté ni jaloux, qui ne cherchent que leur plaisir, qui ne connaissent pas celui de critiquer à tort et à travers, comme il arrive toujours à Paris à une première représentation, comme il arriva à l’Enfant prodigue, à Nanine, à Sémiramis, à Mahomet, à Zaïre ; oui, à Zaïre. On est assez lâche pour céder quelquefois à d’impertinentes critiques ; on sacrifie des traits noblement hasardés, auxquels le public s’accoutumerait en quatre jours. Il y a un beau milieu à tenir entre l’obstination contre les critiques des sages, et l’esclavage de la critique des fous. Vous êtes mes sages, mais soyez fermes. Oui, le Droit du Seigneur a enchanté trois cents personnes de tout état et de tout âge, seigneurs et fermiers, dévotes et galantes. On y est venu de Lyon, de Dijon, de Turin. Croiriez-vous que Mlle Corneille a enlevé tous les suffrages ? Comme elle était naturelle, vive, gaie ! comme elle était maîtresse du théâtre, tapant du pied quand on la sifflait mal à propos ! Il y a un endroit où le public l’a forcée de répéter. J’ai fait le bailli, et, ne vous déplaise, à faire pouffer de rire. Mais que faire de trois cents personnes au milieu des neiges, à minuit que le spectacle a fini ? Il a fallu leur donner à souper à toutes, ensuite il a fallu les faire danser : c’était une fête rrassez bien troussée[4]. Je ne comptais que sur cinquante personnes ; mais passons, c’est trop me vanter.
Nous jouons Cassandre dans huit ou dix jours ; je vous dirai l’effet. Comptez que nous sommes très-bons juges, parce que nous sommes la nature pure et éclairée ; fiez-vous à nous.
Je reviens de Cassandre à mon impératrice. Je savais bien qu’Ivan Schouvalow, mon favori et celui d’Élisabeth, avait raccommodé la princesse impériale avec la mourante ; mais on me dit que dans le fond il est fort mal avec l’empereur germanico-russe, aujourd’hui buvant et régnant. C’est son cousin de l’artillerie qui était en grâce, il n’y est plus ; il vient de mourir[5].
Cet empire russe deviendra l’arbitre du Nord ; je vous en avertis, messieurs les Français.
Faut-il que les Anglais se moquent partout de vous ? Il y a là un keate[6] qui sait boire, qui a captivé l’empereur ; et votre Breteuil n’a captivé personne. Ah ! pauvres Français, avec vos vaisseaux de province[7], vous êtes dans le temps de la décadence, et vous y serez longtemps ! Faites votre provision de cale et de sucre ; vous le payerez cher avant qu’il soit peu.
Mes anges, neige-t-il à Paris ?
Mille tendres respects.
- ↑ Mme d’Argental.
- ↑ Abrégé chronologique de l’Histoire de France.
- ↑ Samedi 6 mars.
- ↑ Dans M. de Pourceaugnac, acte I, scène vi, il est question d’un repas bien troussé.
- ↑ Pierre Schouvalow, grand-maître de l’artillerie, mort le 16 janvier 1762.
- ↑ Cet ambassadeur auprès du nouvel empereur de Russie, Pierre III, avait obtenu un grand crédit sur lui.
- ↑ Chaque province de la France ou l’assemblée de ses états avait offert un vaisseau.