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Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4969

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 172-174).

4969. — À M. DAMILAVILLE[1].
18 juillet.

Est-il bien vrai que l’archevêque de Paris ait puni le curé de Saint-Jean-de-Latran[2] d’avoir prié Dieu pour les trépassés ? Il ne se contente donc pas d’avoir persécuté les mourants, il en veut encore aux morts ! Mais il paraît qu’il se brouille toujours avec les vivants. Au reste, qu’on ait mis ou non le curé de Saint-Jean-de-Latran au séminaire, en tout cas voici ce qu’un tolérant écrit sur cette matière :

« Il paraît bien injuste de refuser des De profundis à Crébillon, tandis que toutes ses pièces en méritent, hors Rhadamiste ; et l’on ne voit pas en quoi a péché ce pauvre curé quand il a fait un service pour l’âme poétique de M. de Crébillon. En effet, quoique cet auteur ait traité le sujet d’Atrée, il était chrétien, et son Rhadamiste durera peut-être aussi longtemps que les mandements de monsieur l’archevêque. Si le curé a été suspendu pour avoir fait ce service aux dépens des comédiens du roi, le service n’est-il pas toujours fort bon ? et l’argent des comédiens n’a-t-il pas de cours ? Il faudrait donc excommunier monsieur l’archevêque pour recevoir tous les ans environ trois cent mille livres que lui fournissent les spectacles de Paris, et qui sont le plus fort revenu de l’Hôtel-Dieu.

« L’abbé Grizel, qui sait ce que vaut l’argent, et à quoi il faut l’employer, vous dira que le prélat risque beaucoup : car, si les comédiens fermaient leurs spectacles, l’Église serait privée d’un secours considérable. Il est vrai qu’on peut persuader aux comédiens de continuer toujours à jouer, malgré la persécution, parce que la crainte d’une excommunication injuste ne doit empêcher personne de faire son devoir[3] ; mais cette proposition ayant été condamnée par les frères jésuites et par le pape, il se pourrait bien faire qu’on manquât de spectacles à Paris, dans la crainte d’être excommunié par monsieur l’archevêque.

« Si un Turc vient en cette ville, comme en effet un fils[4] circoncis de M. le bacha de Bonneval y viendra dans quelque temps ; s’il fait célébrer un service pour l’âme de quelque chrétien de sa maison, son argent sera reçu sans difficulté ; et tandis qu’il criera Allah ! Allah ! on chantera des De profundis. « Pourquoi traiter des comédiens plus mal que les Turcs ? Ils sont baptisés ; ils n’ont point renoncé à leur baptême. Leur sort est bien à plaindre. Ils sont gagés par le roi et excommuniés par les curés. Le roi leur ordonne de jouer tous les jours, et le rituel de Paris le leur défend. S’ils ne jouent pas, on les met en prison ; s’ils font leur devoir, on les jette à la voirie. Ils sont défendus dans l’ordre des lois, dans l’ordre des mœurs, dans l’ordre des raisonnements, par maître Huerne, de l’ordre des avocats ; et ils sont condamnés par l’avocat Le Dain. On les traite chrétiennement pendant leur vie et après leur mort en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Allemagne, tandis qu’à Paris, où ils réussissent le mieux, on cherche à les couvrir d’opprobre. Tout le monde veut entrer pour rien chez eux, et on leur ferme la porte du paradis ; on se fait un plaisir de vivre avec eux, et on ne veut pas y être enterré ; nous les admettons à nos tables, et nous leur fermons nos cimetières. Il faut avouer que nous sommes des gens bien raisonnables et bien conséquents. »

Mon cher frère, vous nous faites espérer qu’on pourra enfin demander justice pour les Calas. Il est plaisant qu’il faille s’adresser à l’abbé de Chauvelin pour imprimer en sûreté une lettre de Donat Calas. Votre zèle et votre prudence n’ont rien négligé. Nous vous avons, mon cher frère, plus d’obligation qu’à personne.

Est-il possible qu’il soit si aisé d’être roué, et si difficile d’obtenir la permission de s’en plaindre !

  1. Cette lettre, quoique déjà publiée dans les éditions de Kehl, a été, en 1813, reproduite dans la Correspondance de Grimm (septembre 1762), avec quelques différences. Mais, comme le remarque M. Taschereau dans son édition de Grimm, tome III, page 114, la version de ce dernier est loin d’être préférable à celle des éditions de Kehl. (B.)
  2. Les comédiens français avaient fait, le 6 juillet, célébrer dans l’église de Saint-Jean-de-Latran un service solennel pour le repos de l’âme de Crébillon. L’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, n’avait pu empêcher la cérémonie parce que Saint-Jean-de Latran, ayant le titre de commanderie de Malte, se trouvait hors de la juridiction de l’archevêque ; mais, sur ses plaintes à l’ambassadeur de l’ordre, ce dernier craignit de voir les privilèges de l’ordre retirés, et il fut convenu que, quoique soustrait à l’ordinaire, le curé, qui était F.-R. Huot, serait puni pour avoir communiqué avec des excommuniés et causé du scandale. Ce curé fut donc condamné à trois mois de séminaire et deux cents francs d’amende envers les pauvres. (B.)
  3. C’est une des propositions condamnées par la bulle Unigenitus.
  4. Soliman-Aga, auparavant comte de Latour, qui succéda à son père dans la charge de topigi-bachi.