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Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5123

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 321-322).
5123. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Ferney, 5 janvier.

Ô mes anges ! ce n’est pas ma faute si nous avons cru, Mme Denis et moi, que vous vous intéressiez au demi-philosophe qui est arrivé sous vos auspices, qui nous a dit venir de votre part, et qu’il fallait conclure subito, allegro, presto ; qu’il n’attendait qu’une lettre de son père, et que cette lettre viendrait dans trois jours.

Ce père est l’homme du monde qui dépense le moins en papier et en encre ; il y a un an qu’il n’a écrit à monsieur son fils. Il lui faisait une pension de mille livres avant d’avoir payé sa compagnie, et, depuis ce temps, il lui retranche sa pension. Ce fils n’a donc que sa compagnie, qu’on va réformer, trois chevaux, que nous nourrissons, et des dettes. La philosophie est quelque chose, je l’avoue ; mais cette philosophie est celle de M. de Valbelle[1] et de Mlle Clairon, qui ont imaginé d’envoyer le capitaine faire main-basse sur la recette des souscriptions, recette qui n’est pas prête, comme je l’ai mandé à mes anges. Je ne crois donc pas que je puisse lui dire :


Mettez-vous là, mon gendre, et dinez avec moi.


Tout cela ne laisse pas d’être triste, parce qu’on sait tout, et que cette aventure peut aisément être tournée en ridicule par les malins, dont le nombre est grand.

Vous croyez donc que je vais aux Délices, et que je suis assidu auprès de M. le duc de Villars ? Je suis assiégé par quatre pieds de neige, à perte de vue, et je la fais ranger pour transporter des pierres. Je me console d’ailleurs de mes quatre pieds autour de moi, en considérant les délices de la Suisse, qui consistent, comme vous savez, en quarante lieues de montagnes de glace qui forment mon horizon hyperboréen. Le duc de Villars a quitté les Délices :


Tout auprès de son juge il s’est venu loger[2],

(Racine, les Plaideurs, acte I, scène v.)


dans une maison assez convenable à un valet de chambre retiré du monde. Il vient quelquefois dîner à Ferney ; mais tant que j’aurai mes neiges, je n’irai point chez lui. Je suis d’ailleurs très-malingre, et assurément plus que lui, malgré ses convulsions de Saint-Médard ; et observez qu’il n’a que soixante ans, et que j’en ai bientôt septante, quoi qu’on die[3].

Ô mes anges ! tant que mon vieux sang circulera dans mes vieilles veines, mon cœur sera à vous. Mais, à présent, comment renvoyer notre jeune soudard au milieu des glaces et des neiges ? Savez-vous bien que cela est embarrassant ? Tout ce qui m’arrive est comique ; Dieu soit béni ! Je remercie M. de Parcieux[4] et je n’ai que faire de lui pour savoir que la vie est courte.

Pour ce nigaud de Laugeois, neveu de Laugeois, vous pouvez avoir la bonté de m’envoyer son rabâchage davidique[5], en deux envois, contre-signes duc de Praslin. Je mettrai sa prose à côté des chansons hébraïques de Lefranc de Pompignan.

Mes chers anges, seriez-vous assez bons pour m’envoyer ce mémoire d’un président au mortier[6], incendié par vos présidents au mortier ? Cela doit être divertissant.

Portez-vous bien, mes anges ; c’est là le grand point.

Respect et tendresse.

  1. À qui est adressée une lettre du 30 janvier 1764.
  2. Le duc de Villars était venu consulter le médecin Tronchin.
  3. Femmes savantes, acte III, scène ii.
  4. Antoine de Parcieux, à qui est adressée une lettre du 17 juillet 1767.
  5. Traduction nouvelle des Psaumes de David, faite sur l’hébreu, Justifiée par des remarques sur le génie de la langue ; 1762, deux volumes in-12.
  6. Boyer d’Aiguilles, voyez la note, page 320.