Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5173

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5173. — DE LOUIS-EUGÈNE,
duc de wurtemberg.
À Renan, ce 1er février.

Je préfère, monsieur, les marques que vous voulez bien me donner de votre amitié aux faveurs des héros et des rois. Celles-ci sont intéressées et trompeuses, tandis que j’ose regarder vos sentiments pour moi comme une sorte de récompense due au tendre attachement que je vous ai voué depuis si longtemps. Ce n’est pas d’aujourd’hui seulement que vous daignez m’aimer, et que je vous chéris et vous admire avec tout l’enthousiasme que vous savez si bien inspirer.

Je n’ai garde, monsieur, de charger mes épaules de l’orgueil d’un manteau ; son poids m’accablerait. D’ailleurs, c’est pour pouvoir être en veste que je suis venu habiter la Suisse. Cependant, comme la véritable philosophie consiste principalement dans la jouissance du bonheur, je me crois, lorsque je suis à Ferney, plus philosophe que Socrate et que vous-même : car j’ose penser que vous ne fûtes jamais aussi heureux que je le suis alors.

Encore suis-je heureux quand je me trouve auprès de la tendre épouse qui a su fixer mon cœur. Elle est simple, ingénue, pleine de douceur, de sens, et de vertus. Nous nous aimons avec une ardeur égale ; le jour elle est mon amie, la nuit je suis son amant, et nous ne nous souvenons du titre d’époux que parce qu’il constate notre bonheur, et que nous chérissons également tous les liens qui nous unissent davantage. Vous voyez bien, monsieur, que, dans ce sens, il m’est facile d’être un peu philosophe.

Les regards de ses deux grands yeux noirs pleins de feu vous exprimeraient bien plus vivement que ma faible plume la reconnaissance qu’elle vous porte de l’intérêt que vous daignez prendre à notre situation. Aussi espère-t-elle, quand sa santé le lui permettra, de venir à Ferney vous rendre cette espèce d’hommage, qui certes ne vous déplaira pas. Voilà, mon cher maître, les nouvelles les plus fraîches de mon cœur, sur lequel vous vous êtes acquis tant de droits. Elles ne ressemblent pas à celles de la gazette, car elles sont toutes bien vraies.

J’oubliais de vous dire que j’ai renoncé à toutes mes starosties. Je ne suis plus aujourd’hui que ce que j’ai toujours été, votre ami et votre admirateur ; et ces titres me sont bien plus chers que tous ceux que la vanité accorde.

C’est du fond de Renan et de nos brouillards que j’ose présenter mes hommages aux heureux habitants de Ferney. Sensible à l’honneur de leur souvenir et de leurs bontés, je me hâterai de venir les joindre, et de grossir votre cour le plus tôt qu’il me sera possible.

Que le papa daigne se charger de mes vœux pour son aimable fille[1]. Je désire que le nouvel état qu’elle va embrasser la rende aussi heureuse que je le suis. C’est tout ce que je peux lui souhaiter de plus agréable et de plus doux. Je l’aime, puisqu’elle paraît ajouter à votre gloire la réputation de bienfaisance que vos actions respirent autant que vos écrits immortels.

Recevez les assurances de l’amitié la plus sincère et la plus invariable.

  1. Mlle Corneille.